Michèle Finck, Sur un piano de paille, Variations Goldberg avec cri par Ioana Raluca Petrescu
Ce recueil de poèmes de Michèle Finck est un recueil concept, ainsi qu’à une époque peut-être déjà révolue on parlait du concept album : trente poèmes dédiés chacun à une des trente Variations Goldberg de J.-S. Bach (temps total d’écoute : entre trente et quatre-vingts minutes, selon les pianistes). Chacun des trente poèmes a pour genre « variation », et chacun est doublé par un poème miroir dont le genre est « cri ». L’ensemble est entouré de deux Arias jumelles (Pierre pour un tombeau, à Yves Bonnefoy). La cosmologie numérologique du recueil est riche, en lien avec l’interrogation de l’idéal pythagoricien qui fonde le lyrisme dans l’harmonie mathématique : « musique des sphères existe ».
Penses-tu que c’est par hasard que Glenn Gould, né en 1932 au 32 Southwood Drive à Toronto, a décidé de jouer sa vie sur les 32 morceaux de Goldberg à 23 ans, pour finalement quitter la scène à 32 ans ?
Le lecteur assiste premièrement à une célébration verbale de la musique, à une traduction des richesses du sentiment esthétique. Le texte est hautement préoccupé de rendre justice à la musique en tant que reçue, de rendre à la musique la joie que cette dernière a offerte. Le verbe nerveux et sûr de la poètesse exécute ce programme avec une efficacité redoutable. En témoignent, par exemple, les foudroyantes et passagères mises en valeur d’autres interprétations que celle de Glenn Gould (la préférée), deux poèmes dédiés à Tatiana Nikolaïeva et Murray Perahia :
Passion pour la matité assourdie tournée / Vers le profond de la terre. (...)/ La moindre croche n’est-elle pas sous tes doigts/ Comme ce papillon dont le plus infime battement d’ailes / Apporte paix jusque de l’autre côté du monde ? (...) / La bonté. La bonté Perahia.
la version de Tatiana Nikolaïeva. écouter, toutes ouïes ouvertes./ Variations Goldberg avaient-elles déjà connu/ Cettte fluidité amniotique des origines ?
Pour quelqu’un à qui (comme à la signatrice de ces lignes), la poèsie se trouve à parler plus que la musique classique, c’est une puissante pèdagogie. Mais il ne s’agit pas que de cela. à voir ainsi la voix des poèmes s’instituer comme médiatrice de l’au-delà intermédial, et plonger dans la nuance esthétique avec l’ivresse exacte que le discours lyrique réserve aux grandes questions, nous nous réjouissons de la vigueur contemporaine du genre, si souvent théoriquement malmené, caricaturé, oblitéré. Dans les textes du Piano de paille, il n’y a pas de doute que la mission du lyrisme est urgente et rigoureuse. Nous comprenons cette rigueur à travers l’effort investi par la poètesse pour tenir en équilibre, en harmonie, les deux grandes constantes antagonistes de sa vision du monde : d’un côté, le scandale du deuil et de la souffrance, argument incontournable pour toute conscience en écoute, et, de l’autre, la beauté du monde, qui tout aussi imparablement nous emporte vers la consolation. Michèle Finck nomme ces deux versants, synesthésiquement : cri et caresse, et ce sont aussi deux caractéristiques de son style.
La variation 25 (Bach sait) présente une remarquable synthèse des deux perspectives, projetant l’absence irréconciliable des êtres aimés sur la plénitude paradisiaque d’un ciel bleu d’été :
Ce soir la beauté serre la gorge enténébrée. / Père et Yves. Yves et père. Vous êtes sous les étoiles les deux/ Voix de ma fugue d’été à l’échelle du cosmos./ Vas-tu ôter ta beauté été ? Est-elle de trop ? Ils sont morts.
Ma patience à vous aimer mes morts est sans limite/ Dans le silence et le bleu de l’horizon qui respire
L’équilibre entre cri et caresse, entre cassure et création, est rétabli avec un bonheur de la précision qui rend le livre très agréable à suivre ; il est soutenu par un équilibre intensément réfléchi entre les expériences artistiques, échos du versant scientifique de l’œuvre de Michèle Finck (éminente comparatiste) : Rodin, Mirô, Satie, Marino Marini, Billie Holiday (« Voûte du mot soudain s’arc-boute./ vulve de voix se rompt ») sont convié(e)s et prennent tout naturellement leur rôle primordial de témoins de l’existence, de voix tues mais non éteintes, dans le cercle polyphonique du recueil. Un de ces rapprochements épiphaniques est une scène de hantise féconde par les figures de Nerval et de Trakl du ciel du Cri d’Edward Munch : « Saisissement. Tout à coup ce tableau. Encore un Christ/ Aux oliviers ? ». Le Christ nervalien, explorateur des gouffres interstellaires, se superpose superbement sur le désespoir éclatant de la toile expressionniste. D’autres équilibres soutiennent l’armature du livre : celui du plurilinguisme, présent dans les évènements quasi-autobiographiques d’une enfance alsacienne, et qui lance ses échos avec attention pour l’irréconciliable ; celui des cinq sens, des alliances hétérogènes du geste et du mot, de l’écoute et du toucher :
L’ami de l’autre côté du Rhin, qui comprend mal l’anglais, me chuchotte à l’oreille : « Was ist ‘stroke’ ? » Avoir souri. Lui avoir expliqué en peignant l’air, doigts légers comme sur un piano de paille.
Enfin, il y a quelque chose de foncièrement réjouissant-parce-que-résistant, appartenant au sentiment de la joie-malgré, dans ce texte à voix lyrique féminine : « fille », avec l’absence d’article qui est un trait stylistique de la poètesse, donnant à voir que le langage agrippe de façon lancinante et satisfaisante la réalité. Le texte rend hommage non seulement aux deux grandes présences masculines autobiographiques (le père et l’ami poète), mais aussi aux étudiants et aux étudiantes emporté(e)s par des violences (poèsie : Résistance), et aux voix-sœurs ou « Cris-femmes » (Marina Tsvetaïeva, Sylvia Plath, Alejandra Pizarnik, Amelia Rosselli...). La fin du recueil, tout en nous félicitant avec un humour doux de notre patience, nous présente une image de la poètesse elle-même, dans « un miroir du futur » auto-ironique et empreint d’une désarmante staying power : « “Vieille poète sans amis.”, je l’ai aperçue un jour dans un miroir du futur sur lequel était écrit : “Le divin est une caresse. Le divin est une musique” ». Et ceci me dit que le recueil est un exemple de vigueur lyrique féminine. Et me rappelle un fait dont la connaissance m’est précieuse : les cheveux de Sappho étaient noirs, presque violets. Je le sais, parce qu’un jour elle a eu l’idée d’en parler en nom propre, et de nous dire qu’ils étaient devenus blancs. N’embellit pas qui veut son miroir du futur.