Noémie Pomerleau-Cloutier, LA PATIENCE DU LICHEN par Éric Pessan
il y a toujours quelqu’un pour faire une photo
de la pancarte 138 FIN
peu de gens touchent l’immensité
derrière ce qui commence
La route 138 débute à la frontière entre le Québec et l’état de New York, elle monte vers le nord-ouest, sur 1420 kilomètres avant de s’interrompre brusquement. Les territoires au-delà, là où vivent ceux que l’on surnomme les coasters, sur la rive du Saint-Laurent, sont uniquement accessibles à bord du Bella Desgagné, un bateau, ou avec une motoneige, un traîneau, un hélicoptère. Entre 2018 et 2019, Noémie Pormerleau-Cloutier s'est rendue à trois reprises dans ces terres du nord-est canadien, pour parler, voir comment on vit coupé du monde, enregistrer des histoires de vie qui forment la matière narrative de ce long poème mêlant les langues, les voix et les récits.
si les hommes se léguaient la pêche
par-delà les générations
pour les femmes c’était le télégraphe
avant son mariage
sa tante lui a remis le fil
de Havre-Saint-Pierre
à La Tabatière
je parlais au télégraphe
tap pause tap pause tap tap tap
son oreille
un écrin
pour les codes secrets
dans les langues de la Côte
celle des marins
celle des marchands
des points et des barres
elle décode les urgences
elle tricote la vie ou la mort
ses doigts dialoguent
avec la machine
De l’autrice, il ne sera question que dans de courtes notes, la parole ici est bien donnée à celles et ceux qui ont accepté de se livrer.
des générations d’échanges
dans les langues frontalières
why are you speaking to him in English
quand vous vous parlez tous les deux français
you keep on switching
çà dépend à qui tu parles
on n’appelle pas ça un mélange
quand on se rejoint
La langue est simple, le vers libre non ponctué reproduit l’ellipse de l’entrevu, la Patience du lichen est un singulier ouvrage, une démarche tout à la fois poétique, romanesque et ethnographique qui offre à son lecteur la possibilité d’aller voir comment certains vivent là où les routes ne vont pas, dans des territoires où les vies s’amalgament.
là où vous poussez
vous devez tout savoir
pour survivre
we don’t like to flaunt ourselves
but there is nothing that we can’t do
we have the education of the land
l’horaire des récoltes
la posologie des recettes
la métallurgie des vêtements
la charte des pièges
le langage des poissons
la mécanique des vents
l’analyse des eaux
le code de tous les moteurs
la construction de tout ce qui abrite
vos corps vos cœurs vos vies
vous pourriez construire la route
vous-mêmes
mais c’est pas comme ça que ça marche