paysages intermittents de Brigitte Baumié par Béatrice Machet
Le titre en soi annonce une sorte de pointillé, les premiers vers d’introduction soulignent la mise en tension entre ceux qui partent et ceux qui restent, comme des allers-retours à prévoir, mais de façon imprévisible, une forme de clignotement aléatoire, non régulier. Faut-il y voir comme résumé là le tout du processus même de la remembrance, du « se souvenir »… dès ma première lecture l’analogie m’est apparue appropriée. Et puis très fort ressenti l’élan d’une fuite, se mettre à l’abri, échapper à ce qui blesse.
Comme une amie attirait mon attention sur le travail artistique de Christian Corre (photographe, utilisant le terme de cartographie-paysages), je reprends à mon compte la notion de stéréo-réalité. Le corps se déplace dans une réalité actuelle pendant que notre esprit est capable de se déplacer dans une réalité virtuelle ; pour les œuvres d’art évoquées, il s’agit d’un virtuel multi médiatique. Pour Brigitte Baumié il s’agira de superposer de façon palimpseste, passé et présent avec un futur espéré « meilleur ».
Dans ce recueil, vous allez être conviés à la réflexion, qui mène presque inévitablement à l’introspection. Vous réfléchirez à ce qu’est le présent grâce à des raccourcis de langage et des traits de lucidité.
Ainsi page 75 :
Le ciel est zébré d’oiseaux immobiles.
Est-ce parce qu’on roule trop vite
ou parce que le temps s’est arrêté ?
Ou encore page 79 :
Mesurer le monde
trop tard.
Et page 92 :
Lire dans la confiance du paysage qui défile.
On ne le regarde pas.
Il peut s’inventer comme il veut.
Ces trois exemples sélectionnés rendent bien le ressenti que tous et chacun avons du présent, il s’agit d’une immobilité, de la disparition du déroulé du temps qui s’efface comme si l’on atteignait alors la dimension de l’éternité. A moins que ce ne soit l’impossible saisie de l’élan qui toujours court vers après. Comme un horizon toujours reculé ainsi va notre présent, à nous de le « chevaucher » comme le diraient certaines sagesses visant à faire de l’harmonie le principe élémentaire, le principe nécessaire pour que nos vies s’inscrivent, se colorent, se rencontrent dans la paix et avec sérénité.
Dans ce recueil vous interrogerez également vos souvenirs en vous demandant s’ils sont « vrais », sachant que se souvenir de tout est impossible, empêcherait d’aller de l’avant, toujours quelque chose échappe et sélectionner est indispensable pour vivre, pour « fonctionner » « efficacement ».
Vous questionnerez l’illusion de l’identité, vous connecterez avec le fantôme, cette ombre inséparable du je-moi qu’on ne saisit jamais, qu’on ne connaît pas vraiment.
Vous répondrez à la question : quid du temps et de l’espace quand l’herbe pousse dans notre estomac.
Vous prendrez conscience de la différence entre la réalité—qui est que des atomes s‘entrechoquent tout le temps, et la sensation de calme plat, rien ne se passe tant nos pensées nous séparent du monde.
Vous comprendrez que des personnages jouent notre vie et que comme Shakespeare le disait déjà, le monde entier est un théâtre.
Vous vous reconnecterez avec les sensations de l’enfance, quand on ne comprend pas les affaires et les réactions des grands, qu’on se sent seul, que le sentiment d’abandon vous habite.
Vous en conclurez avec l’auteure que, malgré la difficulté de n’être pas profondément, dans sa sensibilité et dans sa chair, blessé, violenté, malmené au cours de la vie dont l’âpre réalité parfois « ne fait pas de cadeaux », il y a une forme de consolation possible dans le fait que les livres attendent pour nous. Et c’est heureux car par ailleurs,
Paysage défilant/filant
filant les liens qui fuient, échappent, torturent
… […]
En vrac le paysage
la mémoire pareille
l’œil perdu
Le recueil propose trois voix : le présent, ou plus largement le temps ; le paysage (et donc une référence à l’espace) avec le mouvement dedans-dehors et le toujours possible contraste paysage intérieur et extérieur, comme la toujours possible correspondance entre les deux. La troisième voix serait « elle », une femme évoquant son passé son présent et ses rêveries, et l’on devine sa souffrance : on monte péniblement, les morceaux aigus cisaillent les paupières, Elle n’a pas réussi à enterrer les hurlements. Le recueil est articulé comme une forme de dialogue, les textes se répondant, rebondissant, se complétant, tissant la matière humaine d’une vie. Reviennent en alternance des titres : ailleurs, rêverie, enfance, présent, elle.
Les rubriques « enfance » nous disent l’attente, ce sentiment qu’on a quand le temps s’étire et que rien n’arrive, il s’agit d’un été pour rien, il s’agit d’un lent cheminement pour arriver nulle part. Attente qui ne regarde pas en arrière mais est bel et bien fixée sur l’après.
Avec les rubriques « ailleurs » le ton change, le rythme devient chaotique et syncopé à cause d’une écriture qui fait l’inventaire de perceptions, de saisies, présentées comme une liste, figurant ce qui défile sous les yeux, en colonne qui pourrait fort bien figurer l’axe d’une chute irréversible.
Les épisodes « rêverie » nous font comme entendre deux voix dont l’une est manifestée par les italiques, dans ces passages l’impuissance est souvent évoquée, les mots choisis comme inaboutissement, inconnu, inutilité, des expressions telles surdité des herbes, silences impossibles, écarts invisibles, soulignent la négativité mais aussi la violence faite à la sensibilité. Ainsi page 51 :
neige voilée violée
sur l’échafaudage des raisons
négation des transparences
air tenu de soufre
sur les justifications serviles
Au bout du compte et en fin de lecture on se demande si ce recueil ne fait pas le bilan d’une vie vécue comme un voyage au travers de décors pour lesquels finalement l’extérieur importe assez peu. Ils ne seraient que concours de circonstances, paysages traversés, hasards de la vie, faits à considérer en tant qu’« objets » opposés à la conscience d’un sujet qui lui-même n’est pas dupe quant à sa « vraie nature ». L’auteure à sa façon illustrerait au long du recueil la préoccupation de Schiller, qui distingue la nature vraie et la nature réelle. Ainsi les paysages de Brigitte Baumié obéiraient à des nécessités extérieures et intérieures plus ou moins conflictuelles. Le réel est celui qui donné est proposé à notre sensibilité, le vrai lui est le fruit de notre nécessité intérieure. Selon Schiller encore, le poète est celui qui transforme, dont la mission est de convertir le fini en infini. Cela implique la pensée et le processus d’idéalisation, cela implique de tirer le réel fini vers l’idéal infini, de viser l’absolu, ou plutôt à l’échelle humaine, viser l’inatteignable, donc cerner depuis le passé pour projeter dans l’avenir son rêve du meilleur. C’est bien le mouvement qu’on devine dans l’écriture de Brigitte Baumié, aussi négatifs ou amers les constats soient, la soif pour du mieux est bien intacte.
Ajouter ceci : il faut louer le soin particulier (papiers, encre, mise en page, beauté de l’objet en tant que tel) que l’éditeur apporte aux livres qu’il défend, ceci se vérifie de titres en titres.