Photocall de Vincent Broqua, (2) par Benoît Auclerc
Photocall : attendrissement sur le vif
« Toujours de la gaieté et de l’imagination » : les mots de Diderot placés en exergue ont valeur de programme pour ce livre qui d’une section à l’autre se réinvente avec vivacité et entraîne dans ses métamorphoses joyeuses. La légèreté pourrait apparaître aussi comme l’une de ses vertus cardinales : la « grande / légèreté », par exemple, de l’espace où se déploient les données de « mon cloud », ou encore « l’esprit de la légèreté » très incarné, repéré chez tel garçon qui attire l’œil (« lui l’esprit de la légèreté lui l’enthousiasme lui la cheville droite sous la jambe »). Et il fallait bien toutes ces qualités pour oser rouvrir le dossier l’amour-la-poésie et celui, à peine moins chargé, des amours-à-l’ère-du-numérique. C’est pourtant, mine de rien, ce que fait Vincent Broqua, par exemple à partir d’une anecdote qui traverse le livre : il y est question d’une photo de l’auteur prise sur pellicule par un ancien amoureux au tournant de ce siècle, qui une quinzaine d’années plus tard lui revient numérisée en pièce jointe d’un e-mail – on la trouve reproduite sur papier, floue et en noir-et-blanc, à la p. 72. Il est ainsi question de la manière dont circulent les images, dont elles se transforment et nous affectent en changeant de support, dont elles nous sollicitent et nous appellent et nous excitent. Ce sont aussi les mises en scène de soi, les façons de s’exposer – affublés même nus – qui sont explorées, selon le versant hollywoodien du photocall, le livre se déployant en « défilés » et « parades » qui scandent ses différentes sections.
Le premier des « défilés » – « la température des mots » – le plus ébourriffant peut-être, est composé d’une série de distiques palpitants et pleins de fantaisie, où l’on sent le désir fouetter (« a lui b lui a lui b a lui ba lui bâti lui bête ballant bouclée encore à lui mettre »). La température ne grimpe pas trop pourtant : les morceaux de phrases, joueuses et tendues, coupées-montées, multipliant les ruptures de rythme, les heurts, les saccades, ne s’envolent pas, et conservent au désir la plus grande fraîcheur possible – à l’image des « frais du matin » du même auteur, parus dans L’Ours blanc de l’été 2020, dans lesquels déjà la vivacité du désir allait du côté du frais et non du torride. Pour autant, la bizarrerie des fantasmes et leur drôle de langage n’en sont pas exclus, dans lesquels surgissent d’étranges parades (« les plumes gonflées de vert de bleu montrées à la femelle paon dans lui », « de pourpre rouge d’anna karina j’sais pas quoi les couleurs du perroquet »).
On retrouve certains de ces énoncés dans d’autres « défilés » du livre, où, pris dans d’autres dynamiques, ils résonnent autrement. Dans « love sujet de l’e-mail » ou « mon cloud », il est plutôt question de la manière dont ces énoncés amoureux-érotiques peuvent circuler dans des espaces numériques qu’on dit parfois virtuels. Ici pourtant, ils ne font pas l’objet d’une déploration nostalgique sur la supposée déshumanisation, ou perte de corporéité qu’ils entraîneraient. Par le biais de traductions approximatives, ou musicales, par des glissements joueurs d’une langue à l’autre, c’est bien plutôt la manière dont les affects se trouvent transportés dans ces espaces, démultipliés parfois, qui se trouve mise en lumière (« les boucles / les bouches / les douches vues / les touches [Hockney] »). Car ce qui se perd, à l’occasion du transfert des données, dans les affaiblissements de signal, peut aussi être récupéré par le désir tel qu’il s’apparie aux machines – et de fait on n’hésite pas, dans Photocall, à mettre souvent les doigts dans l’écran.
Des sections plus discursives explorent selon d’autres tentatives formelles les mouvements du corps, les « intensités dans le corps du message ». Figurent ainsi dans « Traverse les écrans » des fragments du premier « défilé », disposés en prose, et insérés dans un récit – celui de leur lecture publique. Il y est aussi question de la nécessité qui les a fait naître : un « dégagement violent », mouvement réflexe qui semble pouvoir dialoguer, malgré cette violence, avec une appréhension de la poésie perçue comme « dégagement », opposée à « l’esprit de sérieux ». Cet entrelacement des réflexions de poétique et des notations sur les formes du désir se retrouve dans « Parades masculines », qui font résonner des voix multiples, notamment celles de James Baldwin et de Jean Genet. Cet « essai-poème », comme il se nomme, explore les manières dont s’exposent les masculinités, plus particulièrement les masculinités gaies, celles qui, plus souvent qu’à leur tour, sont justement appelées à s’interroger sur elles-mêmes tant il leur est souvent rappelé qu’elles sont problématiques.
Jusqu’au bout, le livre s’attache à varier les formes, en intensifiant sa polyphonie : suit en effet une postface – selon le principe de la collection « Les grands soirs » que dirige Jérôme Mauche, où Vincent Broqua avait déjà publié Récupérer en 2015 – mais celle-ci est démultipliée puisqu’elle se présente sous la forme d’une collection de textes brefs, parade de noms parmi lesquels Anne Portugal, Nathalie Quintane, Luigi Magno ou Cécile Mainardi. Cette postface n’est elle-même qu’une fin en trompe-l’œil puisque lui succède « un dialogue sur la fin de l’amour, l’écriture, etcetera. » : sur une plage, la nuit, des amis, ne se voyant pas mais devinant leurs corps proches, en marchant échangent leurs idées, leurs histoires, leurs expériences. Il y a là Vincent, l’auteur du livre, G. Ehrwein, un artiste plasticien, Lucia, une de leurs amies ; ils sont plus tard rejoints par le jeune Nathan. Cette partie, sans doute, est la plus bavarde, parfois elle se lance dans des questions un peu trop vastes (la proximité de l’océan peut-être), et c’est normal, on le sait bien, qu’Eros fait parler, et c’est d’ailleurs ce dont il est question dans cette conversation. Les protagonistes reviennent en particulier sur La fin de l’amour, livre de la sociologue Eva Illouz, qui défend l’idée que le consumérisme et la contractualisation se sont imposés, par le biais des applis de rencontre en particulier, aux relations humaines, entraînant un « désarroi contemporain ». C’est à ce propos finalement que se précise le plus nettement le « projet d’attendrissement » qui donne son sous-titre au livre : il part certes du constat de « la transformation pornographique des relations », mais oppose un refus ferme et joyeux à la désespérance et à la nostalgie.
En fait, ce « projet d’attendrissement » aura donc traversé tout le livre. De ce point de vue, Photocall pourrait apparaître comme une sorte de prolongement de Crâne chaud, où, à l’occasion de son enquête sur le « sentiment sexuel », Nathalie Quintane inventait elle aussi des formes de dialogues (avec l’amie « Aurélie », avec une Brigitte Lahaie transposée de la radio au livre), observait (de côté, pour échapper à la fascination) la pornographie. Vincent Broqua lui aussi se tient à bonne distance du coefficient de tragique souvent affecté à la sexualité (on est loin de la transgression bataillienne, plus explicitement encore de « l’effroi » de Quignard), mais aussi des réductions mélancoliques de la sexualité à un vaste marché dérégulé, formulant plutôt l’hypothèse que les sexualités contemporaines se situeraient dans une filiation lointaine avec les contre-cultures des années 60. Si « légèreté » et « dégagement » sont parfois des noms de code dont se parent les textes les plus désinvoltes et désengagés, ici le projet d’attendrissement – « attendrissement vif », est-il précisé – s’avère un coup de rein salutaire où la joie est un ressort, pour, indéfiniment, traquer le désir, coincer les affects et jouer avec eux.