Pour mémoire (Argentine 1976-1983) de Susana Romano par Geneviève Huttin
Publié par les Editions des Femmes- Antoinette Fouque, traduit par Anne-Charlotte Chasset et Dominique Jacques Minnegheer, c’est un livre qui s’inscrit dans la littérature testimoniale (Primo Levi) et dans l’expérimentation formelle (Georges Perec) pour arriver à restituer l’expérience terrifiante dont Suzana Romano a été le sujet. Elle s’est dès le début de son emprisonnement demandé comment elle ferait pour, un jour, en rendre compte aux yeux du monde. Mais un temps long, très long, lui aura été nécessaire. Il aura fallu trouver une langue, une voix. C’est une écriture à distance. C’est l’éloignement des lieux de mort, dans le temps qui semble agir secrètement.
Le livre commence en effet comme un film par deux plans d’ensemble, deux plans éloignés : une prison qui fut située sur une colline : La Perla qu’on peut voir de l’autoroute qui va de Còrdoba à une ville voisine. Et sur le plan suivant, un autre site à l’orée de San Vicente, en allant du cimetière vers le centre de la ville. Ce camp s’est appelé la Ribera ; des papiers enterrés par certaines détenues y ont été retrouvés quand une école a été construite.
C’est donc une voix des ruines qui s’élève, au présent de la mémoire :
« Ici nous ne sommes personne, nullité cultivée germant incarné dans corps mortifiés sans langue pour témoigner »
Susana Romano arrache les radicelles de la langue, enlève les articles le la les un une des, et ainsi elle établit le monde des camps, de ce qui porta le nom de La Perla et La Ribera où on a tenté d’annuler la personne, d’effacer son existence et son souvenir, d’en faire bétail,vil troupeau, aux mains d’exécutants zélés d’un plan génocidaire.
La perte de l’article, charnière qui sert à énoncer le genre et le nombre du sujet, témoignerait de la mise en oeuvre du langage totalitaire, et de la trace industrielle de son application sur les corps, sur les psychismes.
Quel est leur crime ?
« -Ici il n’y a pas d’innocentes, pas d’erreurs, vous êtes ici pour quelque chose » p 47.
« Vendues de gauchistes, voilà ce que vous êtes » p35
« Vos têtes sont pleines de Cortàzar et de Marx ; vous êtes malades » p 31.
L’écrivain s’est souvenue -sans la reproduire- d’une expérience qui fut menée par Georges PEREC : la suppression du « e » dans le roman la Disparition, permettant de marquer l’absence d’ « eux », parents et peuple juif. Suzana Romano, superpose et oppose au « Procedimiento » -titre original du livre en espagnol d’Argentine où ce mot renvoie au « processus de réorganisation nationale » de la junte, ses propres « procédés littéraires », ils sont frappants.
La suppression des d’articles imprime à la langue la détresse animale des détenues, leur sentiment de perte, leur sidération, arrachées et vouées à la menace de mort permanente, à la répétition des mêmes sévices, plantes arrachées de la terre, entassées « ici », où il n‘y a plus rien que leurs bourreaux et elles dans un monde parallèle. Langue de la terreur, de l’isolement, des sujets privés de leur vie, de leur famille, métier, histoire. Détachés du devenir.
Traités en criminelles, les femmes sont privées de la protection de leur enveloppe charnelle, par nudité, faim, tortures électrique sur les seins, bandeaux, fers, par la transgression de la limite du corps propre infligée spécifiquement au corps féminin, et qui a pour dessein de les humilier, et de trancher le lien naturel et symbolique dans l’acte de transmission de la vie : viols répétés, « franchissements de seuil » du corps, maternités suivies de spoliation des enfants. De même que les bourreaux exigent le renoncement écrit à toute propriété et biens. Il s’agit de ne pas même avoir existé.
La délation, destructrice du lien, est le but des interrogatoires : « ils m’ont dit que tu avais donné mon nom… c’était pour sauver parents filles sœurs grand-mères », il faut signer des aveux, se proclamer « patriotes » en dénonçant, enfin abandonner ses biens, pour expier : « là-bas on rend visite à amis parents et paramilitaires pillent et emportent bijoux ornements gardés depuis décennies de génération en génération ».
Un autre procédé littéraire qui répond au « Procedimiento » consiste ici dans la réminiscence des Kreuzweiss, des entassements de corps, « tas de femmes » , répétition des camps nazis, croix, en allemand , « kreuzweiss », transformées en structure pour le récit : alternance de monologues au Je , et de dialogues.
« Image des empilements en croix , des kreuzweiss de dépouilles empilées dans les charniers nazis, les « monologues intérieurs » et les « dialogues » respectivement disposés horizontalement et verticalement sur la page, constituent la structure de Pour mémoire Argentine 1976 1983 » .(Préface du livre par Dominique Jacques Minnegheer et Bernardo Schiavetta )
Le fait d’être désignée comme « juive » par un officier de la terreur est un facteur aggravant. Mieux vaut le cacher. Mais « ils ont photos, ils savent »
« -Juive, viens ici » (p 225)
La violence est ici un crime général sur l’identité, et donc le dire de soi, le dire de l’identité sont un acte de résistance. Les femmes communiquent à partir de leur identité-vestige, qu’elles restaurent dans un dialogue entre elles.
« -Tu es nonne, je suis juive.
-Dieu est pour tous. »
On s’interrogera sur cette invocation du nom de Dieu, dans le contexte où des curés profèrent le pardon à la place des victimes, et les diabolisent. C’est l’Inquisition : « Ici nous faisons pénitence chrétiennement » « Je trahis croyance pour survie ».
La vraie prière est élancement de mémoire, image clandestine.
« Ici subitement j’évoque balancements litaniques de parents regardant orient pendant soirs de prière »
Nous avons ressenti en France le choc de la dictature de Pinochet en 73. Le choc de la dictature argentine en 76, n’a pas produit un choc équivalent.
Ce sont les Mères de mai qui ont réveillé nos opinions publiques.
On ne sait que ce qu’on veut savoir.
Un tel livre ne nous y contraint pas, il crée une forme nouvelle, pour nous rapprocher de ceux que par un abus de langage, les acteurs du génocide ont appelé des « disparus ». Le général Videla, jugé depuis, a cyniquement défini la notion : « Ils ne sont ni morts ni vivants , ils sont disparus ». L’absurdité du sens « disparus » est ici soulignée dans le fait que c’est une parole à des vivantes :
« -Il n’y a pas de morts, ils n’existent pas
-Que sommes nous ?
-Vous êtes disparus » » (p 249)
« Vous n’êtes que rebuts, vous êtes disparus ».
.Pour inciter au désaveu des convictions pour « inclination rouge » et « gauchisme » et contraindre à la transmission forcée des biens, tout un microcosme social, avec des personnages : Reuter ( chef absolu décidant de la vie et de la mort ) des notaires , des femmes sous-officières, des notaires, le prêtre Ernesto, un tortionnaire, Trucano etc. Le personnage d’Ella -pas un nom réel car il n’y en a pas dans le livre, mais le prénom « Elle » en espagnol, une médecin, aide les femmes à résister à la souffrance de la torture, apprend à se soigner, à se masser, à garder hygiène, sommeil, discipline. Contre les viols organisés, avec séance de maquillage, les fêtes patriotiques où les détenues doivent jouer des jeux abjects.
Hanna Arendt dit qu’il est consubstantiel au totalitarisme de « rendre l’humanité superflue » dans la société : en détruisant une partie de l‘humanité, on l’attaque dans son principe. Elle disparaît par étapes : d’abord, la personne juridique est supprimée dans ceux qu’on évince de leurs droits sans raison valable, mais aussi dans ceux qui continuent de profiter de leurs droits, puis on tue la personne morale, en exigeant qu’on dénonce son voisin pour se sauver soi même, enfin on s’en prend à l’unité de la personne, à l’identité. On efface les noms. On brise l’individu par détention arbitraire et inhumanité des traitements. Ils et elles sont devenus à la fin des objets indéfinis dont on peut faire ce qu’on veut. Alors s’installe une mascarade avec des jouets humains et des montreurs.
La soirée de présentation de l’oeuvre de Susana Romano aux Editions des Femmes le 31 janvier 2017 fut mémorable à plus d’un titre ; elle a commencé par la compréhension littéraire délivrée par des auteurs de la traduction et de la préface, Dominique Jacques Mineheer et Anne-Charlotte Chasset. Elles ont lu à deux voix en espagnol et en français.
On a pu entendre la musique de cette langue, qui tous articles enlevés, dé-ponctuée, parvient à dire la vision des détenues, les corps féminins retenant leur souffle et leur image subjective, leurs affects, retenant les arguments des tortionnaires, enivrés de leur puissance, leurs propos obscènes. Le récit même le plus maigre, fait histoire, contour, forme et peau, enveloppe.
Le schéma corporel comme ultime recours. L’écoute de ses fonctions vitales. Tenter de se voir et de voir les autres est contradictoire. Elles voient ce qu’il est interdit de voir. Coups, guirlandes de bleus, « écriture électrique », marques indélébiles sur la mémoire :
Tas de femmes. Kreuzweiss
Masses de pelvis entaillés.
Les dialogues dérisoires, bourreau/victime sont pris dans la rhétorique du «maître» qui n’a de cesse d’obtenir la collaboration même feinte ou forcée de sa victime : « Dénonce n’importe qui, quelqu’un »(p 283)
L’ironie exaltée, lyrique, du bourreau à sa tâche, sa sensiblerie feinte est la marque de son insensibilité réelle. Incapacité, et refus de se mettre à la place de l’autre. Au nom d’un ordre supérieur. « Vous n’êtes pas là pour rien » .
« je regrette , j’accomplis ordre supérieurs à piété ou amitié »
Eichmann aussi a prétendu qu’il avait dû se durcir, se défendre de sa sensibilité.
On enterre de « bons morts » dans de vrais cimetières à côté d’elles car le camp se trouve à proximité d’un cimetière municipal, dont la rumeur parvient au camp.
Comment faire pour que le Procedimiento du génocide de 30 000 citoyens dits disparus, de 15 OOO fusillés, de gauche, militants, souvent jeunes, interpelle à nouveau la conscience de tous et mène à l’éclaircissement de tous ses aspects, politiques sociaux économiques. Oui, pourquoi une nation en construction se donne t’elle un ennemi intérieur.
On admet difficilement, tel est le cas chilien, que ce ne sont pas les Espagnols, ou eux seuls qui ont exterminé ou rejeté l’autre à la périphérie, mais la nation créole en construction.
Nous sommes placés devant un choral de voix singulières, dont
« chaque détenue est la narratrice, qu’elle soit juive , qu’elle soit nonne qu’elle soit Elle, qu’elle soit une autre dont on ne perçoit de trace que ce récit qui est devant nous ». ( Préface du livre )
Au cours de la soirée du 31 janvier aux éditions des Femmes, on a pu voir le film d’une femme exilée après être passée par le camp, Laura, et l’entendre expliquer combien il fut difficile de retrouver ses enfants après la séparation déchirante imposée. On a entendu parler des « Hijos », association des fils de, enfants volés donnés à des membres de la junte ou à leurs amis, couples stériles, crime absolu contre la première loi humaine, la filiation, l’identité .
Incrustée au cœur de la ville, Cordoba, la prison est une image d’une société argentine minée de l’intérieur, qui implose dans le crime contre l’humanité, la dictature, sans son accord. Car les argentins dans leur immense majorité n’ont pas voulu un génocide pour délit d’opinion. On doit s’interroger sur ce qui a permis cela comme on s’interroge encore sur le désastre allemand. Dont l’héritage -antisémitisme compris- imprègne les pratiques des bourreaux argentins de façon concrète.
Le génocide politique a été suivi d’un génocide économique : de 75 milliards avant la dictature, la dette atteignait 375 milliards quand l’épisode sanglant s’est achevé, démontrant que le but était la spoliation de tout un peuple.