Prison-palais, Martin Högström par Françoise de Laroque
est-on déjà mort
quand on ne fabrique plus d’images ?
« Le rôle de l’analogie est immense », dit Martin Högström. « C’est toujours elle qui est en jeu. » La laisser jouer à plein, est-ce bien cela qui anime le flot puissant d’images et de pensées de Prison-palais ? Une fluidité soutenue par une forme régulière : 17 lignes par page que n’arrête aucune majuscule – à peine quelques points d’interrogation et de plus rares points qui lient plutôt qu’ils ne séparent – blocs à la fois compacts et troués d’espaces à l’intérieur du vers, petites respirations avec en plus grand et à plusieurs reprises deux ou quatre pages blanches. Un changement permanent de décor qui donne l’impression d’être au théâtre. Pourtant le monde, avertit l’auteur, n’est pas devant mais autour. De nous, car le lecteur est immédiatement englobé parmi ces prisonniers dont M.H. ne se détache pas non plus. La prison avec ses images traditionnelles (surpeuplement, lits superposés, deux par matelas, promenade quotidienne, surveillance : « la prison sait tout »), irradie en noir d’autant que s’y ajoutent d’autres maux : crime, guerre, tranchées, interrogatoires musclés, décapitations, l’extermination de millions de personnes… Mais disséminées, fragments qui flottent sur un flux qui charrie d’autres éclairages, d’autres édifices, des portes, des fenêtres, des meubles précieux, des étoiles, les reflets d’or du mur pâle, des labyrinthes, des règles, « un grain de brume qui croise / l’orbite de la terre », des rideaux dont on vérifie le tombé, des moustiques…, la frugalité d’une cruche d’eau voisinant avec les puissantes machines pour l’irrigation des parcs, la beauté à serrer contre son cœur avec des produits fabriqués en série, une porte qui s’ouvre juste après l’enfermement. Une chaîne continue relie tous les éléments que nous avons juste le temps de saisir dans leur singularité. Le mot « règne » qui apparaît comme en sous-titre d’une section intitulée « Ce qui a lieu » étonne puisqu’aucune autorité ni aucun des trois règnes traditionnels de la nature n’impose sa domination. « Il n’y a pas de monde / humain » peut se comprendre dans le sens de défaut d’humanité ou de spécificité. L’humain se mêle à tout sans se distinguer et réciproquement. Des patients battent les murs comme les vagues une forteresse. Le jour est traîné sur le sol comme s’il était lui aussi conduit en prison. Les oppositions se dissolvent. L’unique peut être conforme à la règle. Les contraires alternent ou s’équivalent. Tantôt personne ne veut être ensemble, d’autres fois l’envie vient d’être ajouté au surpeuplement de la prison et de s’apaiser « dans la piscine / pénitentiaire ». Serait-ce qu’« à l’isolement / tout est changé là tu es délivré / de toi-même » ou que « dans la soumission chacun / trouve une place naturelle / sans cesse sous l’influence de tous » ? Servitude volontaire ? De toute façon aucune libération ne fonctionne. Celle du 16 avril (quelle est la référence ?) sans explication et sans condition n’empêche pas les couloirs de se reformer. La captivité ressemble à un phénomène physique quantifiable : « la masse de captivité / qui est inerte par nature / est un facteur de conservation ». Dans Prison-palais aucun appel à la révolte. Juste une oscillation entre : « la fin viendra-t-elle vite » ou « si seulement on pouvait rester plus longtemps. »
Le temps a-t-il expiré comme le poème l’annonce à mi-parcours (sous la forme d’un titre) ? En tout cas, il n’est plus « moteur de l’évolution ». Détrôné, il est réduit à un rôle décoratif, un cadre doré. Il sombre dans l’achronie, stagne en synchronie, se fond dans les cycles des mois, de la neige. « Un jour / est un trou tour à tour / noir et blanc dans la lucarne »
La prison est le langage dans lequel nous sommes enfermés, auquel nous ne pouvons échapper sans renoncer à nous-mêmes. Il importe peu que nous soyons entre des murs ou sous le ciel, les yeux ouverts ou fermés puisque la langue a absorbé tout l’extérieur. Ce qui fait d’elle un palais. Celui que nous habitons. Vaste, meublé à l’infini. Lieu de l’activité incessante des mots alimentée à l’essence analogique tirée d’une « montagne » (un autre Mont Analogue ?), « sondée à la main ». Quelle que soit (métaphorique, légendaire) la source du flux mental, de l’enchaînement des images et des mots, il serait funeste de les contrer : « tout ce qui retarde / le langage interrompt la vie ». Malgré la coupe qui donne le choix d’enjamber ou non, (dans le deuxième cas, le sens de la phrase s’inverse), l’assimilation de la langue à la vie paraît évidente ici. Même interrompre le cours du livre est difficile. Cela ne se fait qu’à l’aide d’un « etc » un peu désinvolte (mais il y a de l’humour dans ce poème), dernier mot de Prison-palais. Un refus ou un regret de couper le fil du poème.
Dans le palais du langage où les variations des nombreux dispositifs sont illimitées, considérons le dispositif de la traduction. Certains pensent que l’installation du poème dans la langue d’arrivée (en l’occurrence le français), si parfaite soit-elle, doit conserver une particularité subtile qui fait dire : ce poème n’aurait pu être écrit par un Français. Ici c’est l’inverse, la merveilleuse collaboration du poète David Lespiau et du poète suédois (qui connaît bien langue et littérature française classique et contemporaine) gomme le transfert, la dérive analogique d’une langue à l’autre. C’est un poème français, gravé dans le marbre par Éric Pesty, si l’on veut bien ôter au marbre l’ordinaire connotation funéraire et l’inscrire dans cette mouvance : « de marbre à vie ».