Retour de bâtard de Jérôme Bertin par Sylvain Courtoux
FAUT-IL S’ETONNER (ALORS) QUE LES « SANS DENTS »
SOIENT AUJOURD’HUI SI INCISIFS ?
AUTOBIOGRAPHIQUE RETOUR DE JÉRÔME BERTIN
Coupons court
tout de suite. Jérôme Bertin est mon meilleur ami, mais ça ne veut pas dire : > 1. Que je suis obligé d’aimer tous ses livres > 2. Que je suis obligé d’écrire un texte à chaque fois qu’il en sort un. Par ailleurs, il n’a (comme moi d’ailleurs), malgré ses livres (un par an depuis 2011 chez Al Dante) jamais eu d’article critique sur Sitaudis.
Pour ces deux raisons donc et pour une troisième (c’est un livre qui témoigne parfaitement d’un positionnement autobiographique minoritaire dans le champ poétique – positionnement qui est aussi le mien), je lui rends donc aujourd’hui cet honneur avec plaisir.
Mais pour désamorcer une fois encore les critiques que je pourrais aussi m’adresser à moi-même, si je n’aide pas mes amis à se faire un « nom » dans le champ poétique (puisque, nous ne nous en cachons pas la face, c’est bien ici l’enjeu : la reconnaissance, le capital symbolique – et ce serait difficile de dire que les affects ne jouent pas un rôle dans cette histoire), ou du moins à gagner quelques piécettes de ce capital symbolique-là, dans son cas, franchement mérité (ce qui veut dire qu’il y en a, de mon point de vue, qui ne le « méritent » pas, mais ceci est une autre histoire), quelle sorte d’ami pourrais-je bien être ! Surtout si on veut bien voir que nous ne sommes pas, tous les deux, des « dominants » dans le champ, faisant partie d’un réseau ad hoc, sachant agir en bloc, d’une esthétique institutionnellement bien placée, et/ou disposant d’un substantiel capital social et symbolique. La reconnaissance littéraire étant au moins un jeu à somme nulle (voire négative), mieux vaut être coopératif et bienveillant, surtout si on se connaît personnellement…
1. Si vous n’avez jamais lu un livre de Jérôme Bertin, on pourrait dire que sa prose (puisqu’il est plus prosateur que poète dans ce livre-là, même si de la poésie exsude de chaque ligne – par « poésie », j’entends la définition canonique qu’en a donné Alain Frontier : « il y a poésie à chaque fois que le phénomène de la communication et de l’expression linguistique fait problème, ne va pas de soi et que cette difficulté est abordée non seulement théoriquement mais pratiquement » in La poésie, Belin, 1992, p.22) est un mix tonitruant entre du Céline et du Bukowski, le tout à la sauce Artaud. Retour de Bâtard, ce serait en quelques sorte le retour de bâton de son Bâtard du Vide, premier livre véritablement autobiographique de Bertin en 2011. Un double retour donc : cinq ans après Bâtard du vide, le retour de bâton du vide sur le bâtard dont la situation n’a absolument pas changé (alors qu’il l’aurait peut-être espéré). Le retour de bâton est certes pour sa gueule, mais il sait aussi donner des coups. « Je me suis dit les gens vont se lasser. […] J’ai déjà donné ». Puisqu’on le sait, le capitalisme à tendance technocratique en mode consumériste ne fait pas de cadeau aux individus comme Bertin ou moi. Ces individus qui viennent des classes moyennes et/ou populaires, qui n’ont pas la parole (parce que personne ne leur a appris comment et pourquoi la prendre), qui sont hors des discours, et ne se sentent, politiquement (du moins sur l’échiquier institutionnel), pas représentés. « Moi je chante mon mal comme un bonheur inespéré » : « chant » dans ce sens-là, des sans-grades, des petits et des intellos précaires qui vivotent et qui écrivent, s’ils arrivent à le faire, non pour des questions de « lecture » (ça, c’est ce que font les bourgeois qui se pavanent à LVMH) mais pour des questions de vie ou de mort sociale (« le poète, fréquemment subventionné par l’AAH ou le RSA qui vit en studio avec un chat […] »). Saint RSA ! Protecteur des artistes en marge.
« Mais soyez conscient que je travaille tous les jours à aggraver mon mal ».
« Tu écris sur quoi. Sur ma table. »
2. Jérôme Bertin le dit lui-même, « la colère est [s]on essence et la haine, [s]on moteur ». C’est ce qui distingue d’emblée Bertin des autobiographes traditionnels, son livre suinte le dégoût, le pessimisme, la fureur, la violence (donnée et reçue)… Disons-le aussi : un certain « nihilisme » (« La vie est un défi perdu d’avance »). Mais c’est un nihilisme qui ne s’épargne pas lui-même et qui sait s’autodétruire par le rire (« Sans haine, je m’affaisserais… ») ? Bertin sait très bien comment désamorcer ce « nihilisme » qu’on pourrait lui reprocher et le bâton sait aussi très bien comment taper dessus – ce « retour » n’épargnera donc personne, même pas son auteur. Surtout pas son auteur. A la fin des fins c’est quand même le monde qui s’en prend plein la gueule et l’auteur qui gagne largement par chaos. C’est une fureur qui ne s’énonce pas sans une certaine « classe » langagière (poétique, donc) : celle des chants désespérés, surtout quand ils sont plein de sarcasmes & d’esprit (il a le sens de la formule le Bertin !). Pour le coup c’est tout le contraire des nihilistes de salon style Thomas Bernard, Arthur Schopenhauer, que Bertin a en long et en large pratiqué (« Thomas ratiocine un drame en noir et noir »), puisque sa véhémence est non seulement adossée à une vie matériellement en tous points précaire (« On vit à la mode d’Emmaüs et même le savon nous paraît cher » / pour le « salon », c’est raté) et qu’il y a chez lui quelque chose des « moralistes » du XVIIIeme type La Rochefoucauld ou plus près de nous, Roland Jaccard, dans son livre (les grands pessimistes furent aussi des grands moralistes, ça, on n’aura aucune peine à l’entrevoir). « Je mise sur la bile et je range mes balles dans le barillet ». Et même si ça énerve (l’abondance de ce sur quoi il tape), même si nous nous sentons (parfois) visés (les « bobos » que parfois nous sommes / « Les petits rappeurs de cités me séduisent cent fois plus que les dj bobo et leurs samples de jazz bizarres […] » / « Gauchiste modéré, social démocrate, [le bobo] n’a que mépris et condescendance pour la culture populaire »), il arrive qu’il mette le doigt où ça fait mal : la contradiction entre notre besoin de reconnaissance et ce que nous sommes prêts à faire pour l’assouvir. « Ne plus voir vos trognes, vos pommes de poires et de pigeons ». C’est une expérience de lecture et une expérience qui ne fait pas de prisonniers. Adorez ! ou méprisez ! L’écriture de Bertin ne fait pas dans la demi-mesure, ni dans la demi-portion. Et si c’est bien le « compromis » (on pourrait ajouter la complaisance, ou en allant plus loin, la putasserie) qui fait marcher le monde ce n’est pas lui qui règle le pas du rythme chaotique de la poétique rap de Bertin.
« Tout cela me laisse froid, mais rassurez-vous j’ai le chauffage. »
« Mais si seulement demain j’avais un article. Si seulement demain j’avais un article ».
3. Quand je lis Retour de bâtard, je pense également parfois à un stand-up de Pierre Desproges (pas que pour le lien limougeaud) ou à un morceau de rap (j’ai pensé au livre de Y.B. Allah Superstar qui est certes beaucoup plus conventionnel dans le contenu mais dont la forme était empruntée au stand-up). Pour ce sens de la formule (« L’écrivain a le droit de vide et de morve »), cet humour qui est très présent chez Bertin, qui fait sa patte – il ne faut pas le minimiser, et on se dirait même que si son auteur va parfois si loin dans l’abject, l’amertume ou la violence verbale, c’est avant tout pour la pure (j)ouïssance du jeu de mots, du jeu de sons, dans une ronde effrénée où tour à tour l’objet de son humour nous amuse et nous émeut – car on se demande, avec un tel réel sur les bras, comment fait simplement son auteur pour tenir, rire à ses emmerdes, rire à ce monde qui veut l’éliminer du jeu (il y a quelque chose du dernier Maurice Roche, et pas seulement pour son amour des chats, dans le geste bertinien d’un inlassable (indestructible ?) baroud humoresque en forme de doigt d’honneur) ? Cet esprit revendicatifde « moraliste » contre le monde et ce qui y déconne, est comme le fil noir du livre, un fil de funambule bien sûr, tissé de toutes les rancœurs et de toutes les merdes accumulées par ce « fils à maman » prolo, handicapé, fan de littérature, qui sait bien qu’ici-bas les dominés, pour se faire entendre, doivent donner du fil à retordre aux dominants. Quitte à être explicitement critique (Bertin ne fait pas dans le « post-moderne » ironique, non, il pointe très précisément ce qui l’accable). « Il ne fait aucun doute dans mon esprit que chaque page doit raisonner comme un front de guerre, que chaque mot doit exploser comme une grenade ». Chaque chapitre prend en charge un moment autobiographique, si bien que même si le livre paraît court ? et s’il y a bien quelque chose qu’on ne peut reprocher à Bertin, c’est de ne pas faire de « littérature » (il va droit au but, avec des phrases-uppercuts comme scalpées à l’opinel). Et c’est ce cadrage phraséologique qui crée l’effet que je qualifie de « poétique ». « Vous auriez préféré une romance. Changez de boucherie. », quitte, et ce sera là ma seule critique, à préférer le mot d’esprit à la « rigueur » d’un raisonnement politique, mais on voit bien en quoi ce n’est pas du tout le style de son auteur) ? on en sort en sachant très bien ce qu’il vit, comment il le vit, et pourquoi il se bat (« Les éditeurs et les poètes pensent que je suis autiste »). Ses galères, sa maladie, sa débandade, ses compagnes d’infortune. Car c’est bien ce qui fait mouche chez Bertin et ce qui me touche le plus, sa sincérité, puisque moi qui le connais, je peux vous dire qu’il vit comme il écrit, qu’il écrit comme il vit et qu’il ne triche pas (il n’y a aucune « fiction » chez lui, ni dans son écriture, ni dans l’autobiographique qu’il dévoile). On pourrait dire qu’il en fait parfois "trop", que son style le fait exagérer, mais quand on sort de ce livre et qu’on a compagnonné un moment avec tout ce qu’il nous dit de sa vie, de ses pensées, de ce monde qui marche sur la tête, on ne peut qu’être en adéquation avec sa révolte. Sa résistance. Parce qu’elle est fondée, basée sur une expérience singulière spécifique (d’ailleurs la question « institutionnelle » de la littérature, du champ poétique, reste très présente dans le livre « Putain, le livre est sorti depuis plus de deux semaines. Et pas l’ombre, même furtive, d’un article à venir »). Et qu’elle est cohérente – tellement cohérente, sa révolte.
Et ce genre de positionnement, dans le champ poétique, est rare (entre prose et poésie autobiographique, questionnement politique, positionnement « populiste » au grand et beau sens du terme : la lutte des classes se lit partout dans ce livre Bertin pourrait dire « la lutte des crasses », parce qu’il n’y a pas d’idéologie chez lui, juste une intense et jubilatoire colère– nous ne sommes pas les meilleurs amis du monde pour rien). Non seulement les poètes-autobiographes sont rares en tant que tels, mais quand ils font de l’autobiographie, ils ne se posent pas les questions politiques que posent Bertin : la domination et ce que ça fait de vivre en marge de toute institution, en dessous du seuil de pauvreté. Or, tout le livre de Bertin est politique, non seulement parce qu’il parle du « drame » existentiel tout à fait concret et palpable qu’est « une vie » (absurde ?), des conditions matérielles d’existence aux conditions symboliques de reconnaissance, bref, de tout ce qui nous domine et se reconduit, et de tout ce qui permet de produire un texte aussi fort que Retour de bâtard (la précarité, la fragilité, la violence – « fort » parce que « fort en gueule » et, surtout, parce que : « rare »), mais aussi parce qu’il intègre, en bon autobiographe qui connaît ses classiques, tout le contexte qui a rendu possible son texte – en ce sens-là, il est parfaitement dans la « tradition » avant-gardiste d’un art qui ne se sent pas autonome face à la vie. « Je suis enterré vivant dans les ruines d’un jour seul. Qu’est-ce qui pourrait me faire sortir de là ? ». La réponse que donne Bertin est : la littérature, cette poésie autobiographique en prose compactée dont il est le nom. Puisqu’elle est tout ce qu’il a, puisqu’elle est tout ce qu’il est (en ce sens-là, je ne diffère absolument pas de lui). Parce qu’elle ne va pas de soi et qu’elle court-circuite constamment les attentes habituelles et des lecteurs de poésies (qui ne lisent pas de romans autobiographiques) et des lecteurs de romans (qui ne lisent pas de poésie moderne). C’est une sorte d’équation qui n’appartient qu’à lui = Miller x Artaud x Doubrovsky x Ernaux x Pennequin x (Maurice) Roche x Michéa. « Oui, la seule chose dont on est sûr, c’est que l’on perd toujours à la fin » dit-il en toute dernière phrase. Même si cette voix est dominée, même si c’est dur de continuer (à vivre, à écrire, à vivre pour écrire, à écrire pour vivre), au moins cette voix existe, elle continue à rager, elle continuera à râper et elle n’est pas du tout contente. Fais gaffe à toi monde de merde ! le retour de bâton sera d’abord pour ta gueule ! Et ce sera bien fait !
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1 « Ecrire plus pour baiser plus. Bof. Je ne crache pas dans la soupe, mais avec la tronche que j’ai, il vaut mieux que je sois le seul à lire ».
2 S’il y a une chose que revendique au moins Bertin, c’est de pouvoir continuer à écrire et à publier dans de pas trop mauvaises conditions sociales. « Je suis obligé d’écrire et de lire pour exister […] ». Ce qui n’est pas gagné d’avance avec le réel tel qu’il va.
3 Au moins ce que j’écris ici lui fera un nouvel article…
4 Pas au sens que les sociaux-libéraux macronnisés donnent négativement (bien sûr) de ce terme, dans le seul but de faire peur et de disqualifier d’emblée. Mais au sens que Jean-Claude Michéa, par exemple, lui donne.
5 Vous avez chez beaucoup d’auteurs de grandes envolées parfois sur la « résistance » de l’art, dans l’art – chez Bertin, il n’y a pas que la résistance, il y a des preuves de celle-là. Les preuves sont sa vie.