Sans état d'âme d'Yves Ravey
Comme beaucoup de grands écrivains hormis Flaubert, Yves Ravey écrit toujours le même livre et ce n’est pourtant pas le même livre. On le reconnaîtrait certes dès les premières lignes et quel que soit l’extrait comme on reconnaît un tableau de Morandi.
Qui peignit toujours les mêmes objets.
On ne peut cependant pas dire qu’on s’en moque de l’objet, de même qu’on ne peut dire qu’on se moque de l’intrigue chez Ravey. Elle compte, elle nous conduit d’un point A vers un point X, un point très inconnu, elle pourrait faire croire à certains lecteurs qu’ils sont dans le genre bien repéré du rom. pol. comme disait Perec.
Écrivant cela, on craint de répéter ce qu’on a déjà écrit à propos d’autres livres de Ravey : que l’intrigue est mince (quoique ici elle ne soit pas sans surprises ni singularités, le narrateur étant à la fois assassin et victime), que la psychologie et la sociologie et les pensées d’auteur sont absentes, qu’il n’y a pas d’effets de style, que chaque phrase semble limpide et sans apprêt, que rien ne semble cultivé sinon un art de l’ellipse et de l’effacement, que les costumes et les marques de voiture y ont autant d’importance que les personnages et leurs noms, que tout le sel du roman codé y a disparu.
Alors, qu’est-ce que Sans état d’âme nous dit de plus que les livres précédents ?
Et que dire aux lecteurs qui, comme ceux qui trouvent Joyce illisible, prétendent Ravey trop simple, trop lisible ?!
Peut-être que ce livre comme les précédents nous dit, oui, simplement il nous dit. Rien de plus.
Pas seulement en termes de plaisir bien que celui-ci constitue une des quêtes, généreuses, de l’auteur.
Il dit aussi l’incroyable puissance de destruction de nos amours déçues.
Il dit aussi la force des femmes, leur constance et leur rouerie, la rouerie, la bêtise et la vulnérabilité des mâles, l’égalité de puissance récemment conquise.
Il dit aussi le nécessaire travail de mémoire des vivants pour leurs disparus et l’innocence, à double fond, de ceux qui s’y adonnent.
Il dit aussi la violente brutalité de ce qu’on appelle, avec notre goût d’euphémiser toute liquidation, « les grandes mutations » de notre époque.
Ce que deviennent une ferme et un mâle à l’abandon.
Un historien cultivé et sa quête.
Le nom propre réel d’un grand acteur comique du muet.
Réduit jusqu’à devenir méconnaissable, le prénom du narrateur commun à Flaubert et Courbet.
L’âme à jamais disparue des héros.
Ce livre dit surtout notre débile vouloir dire et voir certaines choses, il dit aussi notre vouloir taire et faire disparaître certaines autres choses, et parfois ce sont les mêmes.
Ce bref roman est le roman, que personne n’avait encore écrit, même pas Perec, de la disparition. De toutes nos disparitions. A commencer par celle des guillemets et des auteurs qui trop paraissent.