Sarah Kéryna, Tant et plus par Esther Salmona
« Tant et plus », de Sarah Kéryna, sorti au mois de mars 2023 aux éditions Fidel Anthelme X, dans la collection « La Motesta » contient plusieurs écritures, qui toutes abordent l’absence et ce qui reste de la présence.
C’est un livre agrafé de 56 pages, pris dans une jaquette solide qui dévoile en son centre un dessin au crayon probablement d’après photo, représentant une communiante, les mains jointes, la bouche ouverte en un sourire. Le trait est léger, presque hésitant, l’attention portée au visage. De part et d’autre de cette image, une reproduction de la partie supérieure de la page d’un semainier, du lundi 19 juillet au vendredi 24 juillet. C’est la trentième semaine de l’année 1971. L’espace horodaté n’est pas utilisé pour noter les rendez-vous à venir, mais pour tenir un journal, ou du moins un relevé des faits, des événements. Il y a ici détournement de l’agenda et retournement temporel. Deux graphies cohabitent, dans une densité amplifiée par l’agrandissement de la reproduction.
Et c’est bien d’un espace dense qu'il est question dans le livre. Trop dense pour que l’autrice puisse y être invitée, celui de l’appartement de sa mère. Dès les premières pages, les informations factuelles sont énoncées : c’est une maladie. Par une volonté de franchise, un non-mystère, évacuant ce qui pourrait être prétexte à « romantisation ». La syllogomanie est une pathologie qui se développe sur un substrat de traumas.
Un premier sas d’entrée donc, qui avec douceur, nous informe de la situation, nous invite dans l’écriture en vers libre. Nous plongeons dans un travail de rangement, de tri, d’élection, de discrimination des objets qui font coquille autour de la personne.
Il est question d’un véritable creusement, matériel et épuisant. Et là, p.11, un autre mouvement, une autre approche : les dates et le texte en italique indiquent une expérience plus distanciée, dit une autre voix. Chacune de ces voix, simplement amenée, fait résonner les autres. Pudique mise à nue de ce qui engendre l’écriture.
Débuté du vivant de la personne, la même opération — vider l’appartement encombré —, veut dire prévenance, soin, peut-être guérison. Puis la mort de l’être proche, de l’être cher, dit deuil, nécessité, urgence. Il n’y a dégagement de l’espace, il n’y a mouvement inverse de l’accumulation, que parce qu’il y a perte. De la santé d’abord, puis de la vie.
Retour au romain pour dire une poche de souvenirs et entamer une liste, un essai de tri dans la langue de ce qui a été accumulé : « ça, c’est ça ; ça c’est autre chose ». Essai entrelardé de tentatives de nommer le symptôme, en bas de page, par l’entremise de synonymes : « fatras », « bazar », « fouillis »… Tous sont faux, tous sont vrais, aucun ne parle de la maladie, tous approchent le réel mais occultent ce qui est vécu, geste après geste. Tous n’en sont pas moins nécessaires comme témoins de le pression intérieure du dire.
Et la liste continue, qui alors s’élargit à des souvenirs précis, à une époque et à ses niches plus ou moins larges de goûts culturels, de curiosités médiatisées et qui touchent, pouvant évoquer les propres souvenirs de la lectrice, du lecteur : « Quand j’étais ado le tri des Télérama qu’on faisait ensemble par catégories : cinéma, art, livres, musique, « belles images », société, qu’on rangeait dans des pochettes, était un moment joyeux et complice. » p.15.
Ainsi se succèdent et se tressent écriture distillée en vers libres, journal de l’expérience intime d’une « désaccumulation » datée et en italique, chapitres titrés en romain gras avec parfois des citations en exergue : tressages entre le journal de la mère de l’auteure (corps plus petit, en italique, finissant par la date de l’écriture), et enfin récit lié à l’histoire familiale.
Dans Mnemeion, les éléments s’enchaînent plus rapidement, avec des pans entiers du journal de la mère, dont cet extrait intense, qui parle de la génération de la syllogomanie, et de sa filiation : « Vider les tiroirs, retirer de l’intérieur des meubles de leur contenu, c’est comme retirer leur âme, leur vie, la vie. Toucher au bazar du bureau de papa et maman, c’est comme les offenser et me dire à moi que j’ai tort d’être aussi désordonnée. (21.10.2006) » p.35.
Puis on se rapproche d’une absence autre, brutale, qui pourrait être une origine à la maladie : la mort de la sœur de la mère, qui a creusé un trou « incomblable », moyeu autour duquel tourneront les pans de cette vie, de cette recherche d’un temps jamais advenu et du refus constant de cette inéluctabilité.
Dès le début, on comprend que l’autrice n’est pas seule (un « on », un « nous ») : son frère est là, présence parfois claire et active, sensible, parfois plus effacée. On découvre la construction d’une relation à trois, faite de complicités, une vie mouvementée, d’étés, de voyages qui offrent l’espoir d’un changement définitif mais que le réel corsète sans état d’âme.
Le journal devient plus présent comme les derniers jours arrivent, une inclusion du vers libre permet une respiration, dans ce qui est le départ, puis le journal à nouveau, puis une inclusion. Le dernier journal contient des infinitifs, des gestes, des actes, pour partir.
Et la poésie revient, lestée, gravide, de tout ce qui a eu lieu. Les dernières phrases drainent l’émotion retenue, travail de l’écriture poétique ici clairement exposé, opération à ciel ouvert, le corps restant là en dernier lieu, dans ce qui est son souffle (« Je compte les espaces de respiration » p.54), pour continuer, continuer d’écrire.
La puissance discrète de ce texte a trait à la distance et à la justesse entre le dévoilement d’un pan de vie, l’agencement avec les documents et la part de l’écriture, un fil tendu. « Tant et plus » se situe sur ce fil, sur une crête résultant de deux flancs, tous deux ayant trait à la génération : celle incluse d’emblée dans le lien familial, matériau délicat si il en est ; et celle de l’écriture, avec toujours cette forme de l’humilité, de l’élégante sourdine, qui laisse la place. La forme particulière ne dit pas plusieurs voix comme il y aurait un chœur, mais plusieurs voies, comme on dit d’escalades. Plusieurs manières, dans un livre relativement court, de s’approcher de la face de la mémoire, sans en être (totalement) pétrifiée.
On y retrouve la geste délicate et grave de Sarah Kéryna (Les miettes, D’un été l’autre, Raccords Sainte-Victoire ou encore Le reste c’est la suite…), ces touches qui appuient, se rapprochent, font sens, puis se relèvent, circulent, non sans avoir laissé trace, et, encore, fait écho. Une geste trouée, mais qui fait voilure.