Sophie Loizeau - Les Moines de la pluie par Augustin Maupras
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La poésie narrée de Sophie Loizeau
Nouvelles, récits, contes, longs poèmes doués d’un imaginaire fécond, érotique, fantasmagorique, horrifique, magique, Les Moines de la pluie, c’est tout cela à la fois, formes et genres confondus.
Les vingt-deux textes qui le composent entrent en correspondance de thèmes, de personnages, d’étrangetés, de lieux aussi parfois. Par exemple, La Vieille femme dans le berceau fait écho aux Vulves : Bella, la mère artiste dépassée par sa petite fille qui vagabonde dans le château abandonné, et la plasticienne des Vulves, est la même.
« Ces contes se répondent un peu comme les racines des arbres qui sous terre communiquent et sont solidaires, se soutiennent et font sentir sous nos pieds une forêt qui vit » remarque Jean-Pascal Dubost dans sa Lettre à Sophie Loizeau publiée sur Libr’critique en octobre 2024.
« à l’évidence la rencontre a eu lieu »[1].
Quelles sont-elles ces rencontres qui mettent la langue poétique de Sophie Loizeau en mouvement, qui l’inquiètent autant qu’elles la charment ? Et de quels types sont-elles ? Animales (la mouette, la biche, la renarde), fantastiques (les trois moines de la pluie – renards aussi bien, la vieille femme dans le berceau, le monstrueux buisson de ronce et les kachinas), mythologiques (le Phoenix, Daphné sous la forme de l’arbre vengeur, la Selkie, la sirène, et l’antique platane nommé Pan dans Hamadryade), fantomatiques (l’amant dans L’Ile d’Hésiode, le double de l’autrice dans Le gène du fantôme, Nietzche et Lou Andreas-Salomé, les masques : l’Okuyi et l’Effraie).
Dans d’autres cas, on peut dire que la rencontre (l’homme dans Le bosquet et l’homme dans La chambre du père) n’a pas eu lieu. Car la rencontre chez Sophie Loizeau, depuis La Nue-bête qui fixe à jamais le face-à-face merveilleux avec la bête (ou apparentée) tient du miracle.
« Il n’y a quasi pas d’humains dans ces contes farouches, dit plus loin Jean-Pascal Dubost. Qui sont envoûtants parce que leur écriture va chercher dans les strates civilisationnelles, archaïques et païennes des mythes. Ainsi faisant, [le] livre relève d’une sorte de rite ancestral destiné à entrer en communication avec l’esprit des bêtes sauvages ».
Bien sûr, la poétesse avait déjà manifesté son désir de prose (lire ses trois « petites » proses, comme les appellent Gérard Cartier dans sa recension de Poèmes paniques parue dans Remue.net en février 2025, que sont les Poésiefictions). Mais, Le roman de diane (poésiefiction 1) se développe autour d’un noyau de langue dense, quand La Chambre sous le saule (poésiefiction 2) fragmente le récit en séquences. Et même si la langue est plus fluide dans Leur nom indien (poésiefiction 3) et le texte présenté en chapitres, nous ne sommes pas tout à fait dans le temps de la fiction.
Une tension narrative nouvelle œuvre dans Les Moines de la pluie qui permet malgré les heurts, le rythme cahotant marqué par la ponctuation, venu de la poésie, de lire cursivement et de s’accrocher à l’histoire. Impossible de la devancer, de la prévoir cependant, car nous allons de surprise en surprise. Sans oublier la langue elle-même, à la fois limpide et hachée, simple et polysémique. Ainsi que dans sa poésie, Sophie Loizeau oblige aux relectures.
Intéressons-nous aux sources [2]. Elles témoignent du passage du vers à la prose, au récit. Ces quelques vers des Loups (éd. Corti, 2019), pour exemple :
« à un moment j’ai invoqué mes morts JF
est venu très vite et ma mère
à côté
sur les marches
rien à voir avec [le gène du fantôme] que j’ai
par ailleurs
: sensation d’une présence – hostile parfois
parfois elle s’allonge
sur moi ou se glisse sous le drap dont la cause
serait un déplacement de la conscience un
cerveau mal informé en somme des spécialistes la lient
à la [paralysie du sommeil]
et à l’[angoisse] cette quelqu’une serait moi mais
différée – quand la synchronisation déconne »
Vers, tout ou partie, devenus phrases dans la nouvelle Le gène du fantôme.
« Je tourne autour de moi accroupie devant le frigidaire ouvert, je me fais l’effet d’un chat courant après sa queue. Or il n’y a rien à attraper. Jamais rien. Et pourtant, j’avais posé les courses sur la table de la cuisine, je m’apprêtais à les ranger quand un mouvement a attiré mon attention – le passage furtif de quelqu’un derrière moi.
Je souffre de ce qu’on appelle le gène du fantôme. Sensation d’une présence dont la cause serait un déplacement de la conscience, un cerveau mal informé en somme. Des spécialistes la lient à la paralysie du sommeil et à l’angoisse. Ce quelqu’un serait moi, mais différée – quand la synchronisation déconne ».
La foulée s’allonge, la coupe ne s’effectue plus lors du retour à la ligne, mais s’articule. Un suspens nouveau apparaît. Nous sommes suspendus à la suite.
Comme dans ses poèmes, l’autrice use de l’ellipse. Le temps parfois fastidieux de la narration saute. C’est le laps de l’imagination, de la vision, soudain. Les fins aussi fulgurent et laissent le lecteur et la lectrice, moins dans la frustration que maître et maîtresse de ses hypothèses. Fins de comète subtilement déliquescentes ou plus souvent franches ruptures, les chutes. Comme si tout s’était déjà dénoué en amont, que le dénouement avait déjà eu lieu, que la poétesse s’était lassée peut-être de devoir révéler ce qui lui paraissait aller de soi, qu’elle savait pour l’avoir aperçu au détour du chemin grâce à son promontoire duquel voir l’avenir, voyante, de qui voit en surplomb les méandres, sinon cachés, du chemin.
La fin de Daphné ou de La chasse ne laisse pas d’interroger, de déranger, de désorienter même. Tout va très vite. Quelques indices, une silhouette furtive et mal définie, une proposition de résolutions aussitôt démentie – telle est la qualité du suspens.
Quant à la chute énigmatique de la nouvelle Le secret, comprend qui veut et la compréhension n’est pas l’important ici. Pour ma part, il me semble que le masque saisonnier d’Effraie qui vient rôder autour de la femme du colombier est une projection mentale de je qui se fascine soi-même. Et qu’à la fin, je est dépassé par son propre fantasme devenu réalité. Je devient effectivement Effraie : « J’enfile une tunique alourdie de mousses, de lierre, de fleurs, et un loup en plumes blanches et or. Le costume en soi ressemble à un amoncellement de déchets verts – pas comme le loup qui est luxueux. Le masque du printemps dans toute son ambiguïté ».
Ambiguïté est le mot clé, sans doute, de toute cette poésie narrée des Moines de la pluie[3]. A découvrir absolument.
[1] In La Nue-bête, poème éponyme repris dans Poèmes paniques.
[2]Certaines sont citées en notes à la fin des Moines de la pluie.
[3] Finaliste du prix du premier recueil de nouvelle Christiane Baroche, SGDL 2024.