Sortie de route de Natacha Michel par Camille Brantes
“Une nuit s’amasse derrière chacun de nous, temps révolu devenu nocturne, qui s’assombrit sans nous assombrir.”
Décidément, chaque livre de Natacha Michel se reconnaît par son entame.
Il n’y a pas d’interruption entre le dehors et le dedans du livre, ni prélude, ni mise en garde, toute référence au réel est inutile. Comme un grand coup d’éperons destiné à nous sortir de la léthargie* l’attaque convoque l’inédit en même temps qu’elle souligne une écriture immédiate, aussi évidente que proche.
Première collaboration avec les éditions Nous, Sortie de route, dont le titre rappelle la conduite excessive et les dérapages romanesques (romans rapides au pluriel ; le surtitre joue ici la signalétique supplémentaire), est un livre qui commence seize fois (“seize histoires ou seize textes”) mais où la vitesse dans la forme, l’intrigue et le dénouement - comme par effet Doppler - unifie le tout. Un tout changeant ; le texte comme axe ou rouet qui par le filage de la langue pose la question du roman, interrogation que poursuit Natacha Michel depuis plus de trente ans.
Dans un agencement sensible qui ne rechigne pas au formalisme, les seize textes forment un conte philosophique nouveau, à la fois terrible (la vengeance dans Le livre qui tue et Le goudron et les plumes), éperdu (Le coffret) et transi (La machine résurrectionnelle) où l’incise de l’écriture s’oppose à la morosité actuelle. En somme, un conte plus balzacien que voltairien.
Par son organisation, son montage, son échafaudage tout en équilibre (dont l’autonomie de chaque paragraphe confine à la poésie), la critique sociale qui affleure se dispense de la thèse, de la morale et refusant l’apologue, Natacha Michel embrasse l’autobiographie comme seule forme pamphlétaire valable aujourd’hui. Le ton caustique en prime.
“J’ai bien tué quelques phrases, quelques pages, mais aucune n’était ma soeur”
Jubilation du Je. Vérité toute à soi devant l’écriture qui “raconte des histoires” pour mieux se soustraire. Des indices d’une vie, d’un legs, de l’objet transmis, de l’animal domestique dont la fidélité et le désintérêt ne font pas de doute (la chienne dans Mouche et les neiges du Kilimandjaro, le meuble du père dans Ma table) et c’est toute la vérité du quotidien qui ressort. Cette vérité qui ne donne raison à personne sinon au réel lui-même et à l’amour, son principe actif. Une production sensible et concrète d’un monde à la première personne. La vérité se situe à la fin, pas dans la chute (car la pesanteur est ici introuvable)
mais plutôt dans le dénouement au sens où l’entend Lévi-Strauss : “une situation où tous les protagonistes ont retrouvé leur place, et sont rentrés dans un ordre sur lequel ne plane plus de menace” (Anthropologie structurale, 1958). Un nouvel ordre souhaitable.
Attaque à l’initiale, vérité au dénouement. Et au milieu : le développement. Paragraphes brefs. Le retour à la ligne, souvent ; indice pour une scansion à venir, un tempo vivace pour mieux sentir le quotidien et ses bouleversantes insignifiances. C’est sans doute là, avec l’élégance qui la caractérise - il faudra relire Laissez tomber l'infini, il revient par la fenêtre (Le Seuil, 2003), que Natacha Michel fabrique son exhausteur du vivre.
Elle nous informe qu’elle a délaissé tout roman. C’est au fond tout le contraire car Sortie de route n’en est pas une toute à fait. C’est plutôt une nouvelle bretelle d’autoroute, échangeur cohérent dans le réseau routier de l’auteur. Un livre comme une route, 16 textes comme des véhicules (stricto sensu) pour une langue, ductile, compacte et fluide.
* C’est la rentrée littéraire ou disons, pour reprendre l’expression d’Olivier Bessard-Banquy, "l'encombrement automnal".