07 juil.
2006
Strophes en méditation de Gertrude Stein par Martin Richet
L'histoire a le mérite d'être séduisante : en 1932, Gertrude Stein redécouvre son premier manuscrit, oublié, prétendra-t-elle, depuis son achèvement. Celui-ci, qui porte le titre Quod Erat Demonstratum, or things as they are, relate la première histoire d'amour de Gertrude Stein. Alice Toklas, qui n'en avait jamais eu la confidence, est prise d'une crise de jalousie qui menace de briser leur couple de plus de vingt ans. Afin de se racheter, Gertrude Stein entreprend, en octobre, la rédaction, plus difficile qu'il ne paraît, du livre populaire que sa compagne attendait : l'Autobiographie d'Alice Toklas. Sa rédaction, dans la voix même de l'intéressée, avec la collaboration de ses idées comme de son phrasé, se serait accompagnée, la nuit, de la composition de son « parachèvement du lieu commun », les Stanzas in Meditation. Toklas, paranoïaque, s'attaque alors au manuscrit de celles-ci, et biffe aveuglement chaque occurrence du mot may afin d'exorciser le souvenir de l'amoureuse précédente en réprimant son prénom. (Notons que c'est cette version altérée que Christophe Marchand-Kiss et les éditions Al Dante ont, bizarrement, décidé, sans rien en mentionner, de traduire et de publier.)
L'histoire a le mérite d'être séduisante : Stein, palinodiste idéale, mi-contre-Pénélope mi-Howard Roarke interiorisé, déconstruit la nuit ce qu'elle compose la journée pour sauver son âme et son foyer. Mais cette presque-fable moderniste - que Christophe Marchand-Kiss ne raconte pas, quoi qu'il en ait tiré ses leçons - a, aussi, le mérite d'être fausse : les recherches d'Ulla Dydo, dont le monumental The Language that Rises est une somme sans précédent, montrent que les Stanzas in Meditation ont été écrites quatre mois avant l'Autobiogaphie d'Alice Toklas. La confusion est ici lourde de conséquences : au nom de cette parenté fantasmée, les deux livres deviennent faux-frères ou jumeaux dissemblables, et il s'agira de pister les secrets, voire « le vrai fond », qui sommeilleraient dans « l'autre autobiographie », et de leur faire tous deux parler de la même chose, « de rencontres, du quotidien, de l'amour entre deux femmes » (comme à la télé !). Chaque pronom se verra ainsi systématiquement rapporté aux deux (ou trois) personnes impliquées, comme si le monde en crise de Gertrude Stein ne pouvait plus faire place à autre chose, et que les noms et pronoms en jeu avaient encore à porter l'autorité, ou l'identité attestée, de la personne indiquée, quitte à répéter l'éternelle accusation : tout dépendrait de sa présence :
Il disait que ce n'était pas ça c'était moi. Si je n'étais pas là à être là avec ce que je fais ce que je fais ne serait pas ce que c'est. En d'autres termes si personne ne me connaissait alors les choses que je fais ne seraient pas ce qu'elles sont.
S'il est difficile et peu intéressant de nier que les Stanzas archivent, entre autres choses, le quotidien, comme l'écriture de Stein l'a toujours fait, l'emploi des pronoms va bien au-delà de la fonction que le traducteur leur accorde. Chaque mot ou groupe de mots, quel que soit son rôle grammatical, renvoie à l'architecture glissante de l'œuvre, pas au monde dans lequel elle est érigée. Quand exaltation du nom ou autobiographie il y a, le nom, commun ou propre, est toujours conjugué, associé, uni à et pris dans un ensemble d'autres noms ou voix qui tous se modifient, verticalement mais latéralement aussi. Ils forment un paysage verbal en mouvement qui inclut ou incorpore le monde mais ne le représentent pas.
Le souci de la poésie c'est d'utiliser d'abuser, de perdre de vouloir, de nier d'éviter d'adorer de remplacer le nom. C'est ce qu'elle fait c'est toujours ce qu'elle fait, c'est ce qu'elle fait et elle ne fait rien d'autre. La poésie ne fait rien d'autre qu'utiliser perdre refuser et satisfaire et trahir et caresser les noms. C'est ce que fait la poésie, c'est ce que la poésie doit faire peu importe le type de poésie dont il s'agit.
L'histoire a le mérite d'être séduisante : Stein, palinodiste idéale, mi-contre-Pénélope mi-Howard Roarke interiorisé, déconstruit la nuit ce qu'elle compose la journée pour sauver son âme et son foyer. Mais cette presque-fable moderniste - que Christophe Marchand-Kiss ne raconte pas, quoi qu'il en ait tiré ses leçons - a, aussi, le mérite d'être fausse : les recherches d'Ulla Dydo, dont le monumental The Language that Rises est une somme sans précédent, montrent que les Stanzas in Meditation ont été écrites quatre mois avant l'Autobiogaphie d'Alice Toklas. La confusion est ici lourde de conséquences : au nom de cette parenté fantasmée, les deux livres deviennent faux-frères ou jumeaux dissemblables, et il s'agira de pister les secrets, voire « le vrai fond », qui sommeilleraient dans « l'autre autobiographie », et de leur faire tous deux parler de la même chose, « de rencontres, du quotidien, de l'amour entre deux femmes » (comme à la télé !). Chaque pronom se verra ainsi systématiquement rapporté aux deux (ou trois) personnes impliquées, comme si le monde en crise de Gertrude Stein ne pouvait plus faire place à autre chose, et que les noms et pronoms en jeu avaient encore à porter l'autorité, ou l'identité attestée, de la personne indiquée, quitte à répéter l'éternelle accusation : tout dépendrait de sa présence :
Il disait que ce n'était pas ça c'était moi. Si je n'étais pas là à être là avec ce que je fais ce que je fais ne serait pas ce que c'est. En d'autres termes si personne ne me connaissait alors les choses que je fais ne seraient pas ce qu'elles sont.
S'il est difficile et peu intéressant de nier que les Stanzas archivent, entre autres choses, le quotidien, comme l'écriture de Stein l'a toujours fait, l'emploi des pronoms va bien au-delà de la fonction que le traducteur leur accorde. Chaque mot ou groupe de mots, quel que soit son rôle grammatical, renvoie à l'architecture glissante de l'œuvre, pas au monde dans lequel elle est érigée. Quand exaltation du nom ou autobiographie il y a, le nom, commun ou propre, est toujours conjugué, associé, uni à et pris dans un ensemble d'autres noms ou voix qui tous se modifient, verticalement mais latéralement aussi. Ils forment un paysage verbal en mouvement qui inclut ou incorpore le monde mais ne le représentent pas.
Le souci de la poésie c'est d'utiliser d'abuser, de perdre de vouloir, de nier d'éviter d'adorer de remplacer le nom. C'est ce qu'elle fait c'est toujours ce qu'elle fait, c'est ce qu'elle fait et elle ne fait rien d'autre. La poésie ne fait rien d'autre qu'utiliser perdre refuser et satisfaire et trahir et caresser les noms. C'est ce que fait la poésie, c'est ce que la poésie doit faire peu importe le type de poésie dont il s'agit.