Une cause dansée, de Pierre Parlant par Paul Echinard-Garin
Empreinte de fantôme
Si l’auteur est une fiction produite par l’écriture, le lecteur s’en forge une figure dont il peut se rapprocher. Mieux, la trace de réel que l’écriture retient, pour qu’on la comprenne pleinement, appelle une telle proximité, et plus encore une reprise, un prolongement, une ekphrasis. Pierre Parlant, ainsi, a commencé par refaire, ainsi qu’il l’a accompli avec Nietzsche puis Pontormo, le voyage qui a mené Aby Warburg en territoire Hopi en 1896. Mais de même que l’historien de l’art a mis vingt-sept ans à en rendre compte en partie, dans une conférence elle-même décalée — elle est de seconde main en ce qui concerne la danse du serpent, mais surtout l’environnement insolite de la clinique de Binswanger a contribué à la disparition du « babil de soutenance » (p. 73) —, le poète a pris, lui aussi, son temps, « en retard sur ce qui est » (p. 75). De fait, « on ne prend pas de vitesse l’expérience vitale, fût-ce en zigzag ; on l’éprouve, vois-tu » (p. 76). Ce qui en 2010 constituait le voyage de celui que Parlant nomme son « narrateur » est devenu l’œuvre poétique parue en février 2021 chez Nous, sous le titre Une Cause dansée : Warburg à Oraibi, sous l’égide du « souvenir par procuration » freudien.
Afin de conjoindre ces éléments anachroniques, une organisation se dessine, ponctuée par des photographies en pleine double page. Des quatre moments se dégage une deuxième section restituant la danse avec le serpent, en poèmes de trois tercets chacun — un peu ce que tentait Ponge dans un moment de son Carnet du bois de pins, cherchant à relancer l’opération poétique en s’imposant une forme versifiée. Ici Parlant approche le rituel comme ce dernier convoque les éclairs. Chacun des autres moments tourne autour de mots (de passe) et de questions également cruciales, qui résonneront aussi ailleurs. La première partie s’organise ainsi d’abord autour du parcours vers le « pueblo » et la « mesa », en voiture de location, véhicule qui donne son rythme à la traversée du paysage coloré, démesuré, presque immobile : une telle toile est indispensable, dans la mesure où le pare-brise est une page à venir, un écran rafraîchi d’ordinateur – cependant que l’historien médite en parallèle sa conférence et reprend la mémoire de son périple. L’attente, la lenteur sont ainsi traversées d’événements qui surgissent, tandis qu’insiste le fil ténu des « maïs, pêches, piments ». La troisième partie, elle, parcourt librement les Ricordi de Warburg (tel est le titre qu’il donna à son activité diariste) en les augmentant d’un poème combinatoire en langue hopi. La quatrième s’appuie sur la collection photographique pour en décrire certains instants décisifs, prend des notes dans l’autre biographie, et finit explicitement par confondre « souvenir et avenir ». Un bilan, enfin, s’évertue à remettre un certain ordre, numérique, dans les points abordés.
Il s’agit donc de rattraper Warburg, sans ignorer que la coïncidence sera forcément compliquée, pour l’ambigu « suiveur que je suis pas à pas » (p. 87) : le revenant tourne le dos, puis surgit de manière impromptue, pour donner son avis, converser, ou regarder le narrateur via une photographie. Parlant essaie surtout les possibilités du regard de biais, « d’une certaine manière, c’est-à-dire de travers » (p. 62). Être « amblyope » devient une méthode poétique : l’imbrication imparfaite des deux époques provoque le tremblé souhaité. Dans ces conditions, les études sur Warburg ainsi que sa vie psychique (cf. Philippe-Alain Michaud aux éditions Macula ; Georges Didi-Huberman ; La Guérison infinie chez Rivages) n’occupent jamais le centre de l’attention, puisqu’il faut préférer « un savoir qu’aucun livre […] ne pourra ressaisir comme là-bas » (p. 89). Ce sont donc plutôt des clins d’œil — par exemple, les crises de colère d’Aby, désormais adressées (p. 159) au narrateur. En passant la main, et le témoin, à celui qui la traverse de nouveau, par sa « reprise, pas la répétition », la vie de l’autre est rendue à la fois à sa discontinuité, à son intuition, aux éclats de la pensée en train de gambader ; voilà aussi une manière de s’approprier une part de son style, ce qu’invente de facto l’écriture qui se fie au hasard.
Il est d’ailleurs tentant de donner à chaque poème le statut d’une des quarante-huit diapositives sélectionnées par l’orateur, ou des reproductions de l’atlas Mnémosyne futur. Car il s’agit bien de se conformer à « l’infinie souplesse de cette pensée » (p. 132) qui influe aussi sur le parcours et les annotations qui le ponctuent. La « vision différée » (p. 83) du récit après-coup constitue ce que Warburg confiera à l’association des images afin d’en soulever la « survivance ». Quelque chose en effet arrive quand on renonce aux liens controuvés, aux logiques éprouvées, aux causalités : le poème liminaire de la troisième section (p. 127) évoque ainsi la pratique warburgienne des « tremblements d’espace » et des « fronces de temps », et invite le phrasé du poème à provoquer des rapports a priori incongrus, mais animés par un « trait d’affection » (p. 86). Enfin, l’aveu de la page 77 de recourir à un « placebo » pour écrire, à partir d’un détail (chiens de prairie, maïs, colibri, rhubarbe, cinémascope, orage… : bref, l’Ouest étatsunien – au même titre que le buggy d’autrefois), fait de tous ces faits vrais les étais d’un propos qui n’est ni en souffrance, ni déceptif, dans la mesure où seule la contiguïté des éléments du réel lui confère du sens.
En somme, « on ne va nulle part, autrement dit on danse » (p. 62) : à l’instar de la danse du serpent qui pour Warburg saisit des causalités inaccessibles, le livre de poèmes orchestre une chorégraphie, pour faire se toucher plusieurs événements, merveilleux ou infra-ordinaires, dans une phrase accidentée — « je chéris-dégrade sans le vouloir les phrases qui me viennent », p. 77 —, mais si accueillante qu’elle sinue parmi tous les signes que le réel affolé lui envoie.