Véronique Pittolo, À la piscine avec Norbert par Emmanuelle Pireyre
Une femme rencontre Norbert sur Meetic, ils baisent, vont à la piscine, pratiquent la sociologie sauvage, piquent un peu chez Carrefour. Et aussi discutent : Gilets jaunes, féminisme, Kafka, Ruquier, grand capital, plan de retraite et « autoréductions » chez Carrefour. Discutent aussi d’autres plans culs, car il n’y a pas que l’ami Norbert dans la vie, mais encore accessoirement Axel, JeanGé, Brian ou Vincent, avec leurs sexes aux tailles et mécaniques à découvrir, et leurs épouses prêtes à sauter du balcon.
À la piscine avec Norbert est un livre cru, gai, enlevé. La narratrice, addicte au tchat de rencontres, a passé la cinquantaine. Or, dans l’imagerie sociale, la vie amoureuse de la femme cinquantenaire ne va normalement pas avec les adjectifs « cru, gai, enlevé », mais s’assortit plus volontiers de l’épithète « dépressive ». Là où la société invisibilise la femme de cinquante ou soixante ans, là où Balzac dépeignait sa consternante et coupable vieillesse (La Femme de trente ans était déjà fanée, finie), Véronique Pittolo invente une figure littéraire : la femme non-jeune, sexuelle, caustique, comique, domestique, intellectuelle, en pantalon quoique soignant sa courbe de reins, souvent de bonne humeur et proche du dessin animé.
À la piscine avec Norbert est un texte expérimental, en ce qu’il fait l’expérience de la question de l’amour et du sexe en occident, dans une société informée par le capitalisme, les marchandises, les machines connectées.
La littérature nous a habitués à des figures d’amour absolu, dont la pureté idéale exclut forcément le contexte, évoquant de ce fait l’expérience scientifique de laboratoire. Tristan et Iseult en sont le modèle : l’amour, ce sont deux êtres, absolument l’un à l’autre, environnés de forêt isolante. Mon exemple préféré en est le couple des Palmiers sauvages de William Faulkner parce qu’il pose clairement le problème : l’homme et la femme sont au bord d’un lac, leur provision de boîtes de conserves leur permet de tenir un certain temps sans échanges avec le monde. Or l’homme angoisse, appréhendant le retour en société comme fin inévitable de l’amour, une fois qu’ils auront terminé les boîtes, dont il refait obsessivement le compte. Dans nombre d’œuvres, et dans pas mal d’esprits imprégnés du mythe de la « jeune fille », on fait perdurer cette idée de l’amour, même la sachant caduque ; faisant fi des statistiques des séparations, on mise sur la pureté, le toujours et la blancheur de la robe. Trois décennies plus tard, le pendant de cette mythologie est la femme mûre houellebecquienne devenue indésirable, moche et déprimée, poursuivant on se demande bien pourquoi une existence inutile.
Véronique Pittolo propose l’expérience exactement inverse : au lieu d’une mythologie de l’absolu, une expérience de la relativité revendiquée, non en duo de laboratoire mais en plein champ, en pleine ville plutôt, innervée de connexions. Que devient la relation amoureuse observée dans son contexte, à l’époque du « sexe globalisé via le numérique », en un temps où ces pauvres Tristan et Iseult « non encore divorcés deviennent des cas sociaux » ? C’est Meetic contre mythique.
Avec Norbert, pas plus qu’avec les autres amants, ce n’est pas vraiment le coup de foudre : la narratrice, malgré ses mignonnes bouclettes norbertiennes, trouve à Norbert quelques défauts, maniaquerie, goûts littéraires, avis tranchés souvent faux. Qu’à cela ne tienne, loin de fournir la matière d’un quelconque ressentiment, les différends donnent lieu à débats. La relation demeure constamment joyeuse, et le sexe enchanteur : « Détaché du reste de la Personne/Norbert, le Sexe/Norbert suscitait un réel enchantement (sa forêt de poils). Je buvais une gorgée d’eau, reprenais mon souffle, l’attrapais à pleines mains. » Ou encore : « sa texture, son touché, provoquaient ma curiosité enfantine ».
Dans l’entreprise de démystification systématique qui est celle de Véronique Pittolo, les êtres sont, comme dans la société actuelle, entourés, enveloppés non pas d’arbres sauvages mais d’objets de la vie matérielle : la souris qui clique sur les profils virtuels, mais aussi dans la real life, les chaussettes, brosses à dents, lingerie Tati, prix Goncourt, œuf vibrant, et jusqu’au sexe de Norbert, qui devient un « manche de poêle » à empoigner. La subtilité de Véronique Pittolo consiste à ne pas s’offusquer purement et simplement de la société de marchandises théorisée par Agamben, et des violences qu’elle induit, sans pourtant l’occulter. Ainsi, le bonheur des « hybrides modernes » que nous sommes n’est pas à chercher en dehors de la vie matérielle et des monceaux d’objets, au nombre desquels nous-mêmes comme machines fonctionnant sexuellement plus ou moins bien, corps forcés de s’entretenir par la nage, autant pour les relations que pour le plan retraite. Le bonheur, sexuel et conversationnel, n’attend pas la résolution des contradictions sociales pour s’épanouir, il pousse au travers, et sur le mobilier urbain du chaos capitaliste. Certes, le petit cœur de la narratrice a ses limites, et elle n’adore pas conscientiser soudain la logique intrinsèque du plan cul : « Être un plan cul fait de vous un(e) esclave (à force). Le p.c. (petit p, petit cul), on croit toujours que c’est l’autre qui va se transformer en objet. Quand vous vous rendez compte que le plan cul, c’est vous, c’est pénible. » Mais sans trop paniquer, elle se déconnecte, prend des vacances, avant de revenir reposée. Pseudos et profils candidats à la rencontre seront toujours là à son retour.
À l’opposé de la rebattue misère sexuelle, Véronique Pittolo compose une utopie anti-sentimentale à la gaieté dénuée de scrupules. Ainsi quand les femmes de ses amoureux sont au bord du suicide : « Ce n’est pas drôle d’apprendre la disparition de la femme d’un homme avec lequel on est en train de baiser ». (Mais ouf, elle n’était pas vraiment morte). Et les moments d’une intense jubilation acidulée illuminent finalement le livre : beauté du bassin azur, joie du sexe, plaisir du corps, brillance du carrelage, jaillissement interne des flux d’endorphine.
Ce qui fait par ailleurs la texture légère du livre, c’est sa langue, crue et poétique. Si À la piscine avec Norbert sort avec la mention « roman » aux éditions du Seuil, le livre n’est pourtant pas si différent dans son écriture, du reste de l’œuvre de Véronique Pittolo, parue depuis des années chez plusieurs éditeurs associés à la poésie, comme l’Attente et Al Dante. Il n’y a pas vraiment un « roman » qui serait d’un autre genre que des « poésies ». On retrouve plutôt avec Norbert, autour d’un fil à peine plus fictionnel, l’écriture de l’autrice, précise dans son lexique et ses assonances, s’attachant, en courts paragraphes au ton détaché légèrement ironique, à défaire comme dans ses précédents opus, les mythologies contemporaines. Aussi, il est intéressant d’observer comment la réception critique, s’est en revanche montrée cette fois-ci nettement plus profuse.
Depuis longtemps, je me représente l’univers littéraire comme une constellation elle-même en forme d’étoile, avec au centre les romans les plus grand-publics, et tout autour, au bout des branches de l’étoile, les livres étranges, radicaux, visitant ou inventant des lieux inédits, gardiens d’extrémités que l’on classe en poésie. Des échanges se font entre centre et extrémités. Assez souvent, la partie centrale « romans » reprend les inventions qui se sont faites au loin dans les zones les plus isolées et venteuses. Avec Norbert, on a l’impression qu’un glissement de patineur a eu lieu de la périphérie vers le centre, posant une robe à cadre rouge sur un texte hybride, et lui donnant de ce fait un statut nouveau.