Vladimir Aristov, T’en allant dans la nuit moscovite par Yoann Barbereau
Depuis le début des années 1980, Vladimir Aristov est sur la scène poétique russe l’un des promoteurs du « métaréalisme ». Il s’agit pour lui « d’explorer la réalité dans ses dimensions plurielles et d’envisager le temps et l’espace comme un immense continuum où tous les trajets mentaux et toutes les connexions sont possibles » (Jean-Baptiste Para dans la revue Europe, mars 2005, p. 287). Julia Holter et Jean-Claude Pinson, ses traducteurs, ont choisi les textes qui composent ce recueil parmi douze livres publiés en langue russe : « une composition staccato » qui dans le même temps fait entendre « une musique legato », les poèmes tissent dans le chaos du monde des « convergences inévidentes » (postface, p. 75).
Aristov est docteur en sciences physiques et en mathématique, son écriture est riche de l’enseignement des géométries non-euclidiennes et des équations de la physique quantique. Et pourtant, elle s’en va ailleurs. Rien d’abstrait, rien d’abscons dans cette poésie lorsqu’elle fait entendre des voix « venues d’une obscurité humide antérieure à toute science ». Par exemple : la voix d’un dauphin qui hante le long poème intitulé Delphinarium, peut-être le plus puissant du recueil. On s’y perd et on s’y trouve immanquablement, car :
« En nous s’ébroue un delphinarium nocturne. »
Ça commence par une sensation qui vient dans la nuit comme dans la bouche :
« Et ma langue, ayant brillé,
S’est enfoncée profond en moi,
Épousant le chemin du sang
Petite torche de parole à la main. »
Le poète nous guide dans un entrelacs d’images, de rêves, de souvenirs proches et lointains. Impossible de ne pas être embarqué par les dauphins que nous sommes désormais, au milieu d’un bain de vapeur :
« Parlant la langue des briquets
Et celle du frottement peau contre peau. »
Aristov sait les impouvoirs prodigieux de la langue, il ne cesse jamais de dire au plus près de ses limites.
« Visage dénudé
Face à un trou hérissé de crocs
Quoi crier, quoi chanter ? »
Quelque chose comme un cinéma langagier se réinvente sans cesse pour apporter une réponse. Les poèmes de Vladimir Aristov sont des films qui commencent et finissent souvent la nuit ; les phrases sont des visions et des émerveillements nés dans la pénombre, là où l’émoi est embusqué, elles cueillent le lecteur par surprise.
Dans le poème intitulé Metteur en scène :
« Et la nuit, même si elle fait bande à part,
Demeure bleue pourtant dans l’obscurité,
Albumen fatigué, les yeux cesseront de mouvoir leurs globes,
Prunes dans les yeux d’un chien,
Quand il regarde en arrière, décollant des herbes mouillées
La quenouille de ce monde, ayant tinté, ne tombera pas sur terre. »
On songe alors au dernier et bel essai de Jean-Claude Pinson (Vita Poetica, 2023), à ce moment où le texte peut devenir « un exercice “cantatoire”, proche du chamanisme, où le poète est en situation d’accentueur d’existence, d’“arrangeur” (en un sens quasi musical) harmonisant des modalités existentielles (mais tout autant jouant de leurs désaccords et dissonances). »