À la recherche de Vivian Maier (1926-2009) par Camille Reynaud

Les Incitations

13 déc.
2024

À la recherche de Vivian Maier (1926-2009) par Camille Reynaud

  • Partager sur Facebook

 

 

Sur cette photographie en noir et blanc (vers 1934-35-), elle semble avoir sept ans. Elle a les cheveux coupés courts, sous les oreilles, et raie sur le côté, sa coiffure d’enfant annonce sa coiffure d’adulte. Ne lui manquent que la barrette et le chapeau. Le chapeau c’est sa mère, derrière elle, qui le porte. Vivian est au premier plan, légèrement appuyée contre la cuisse de sa mère, qui, pour apparaître entièrement sur la photographie, doit incliner la tête vers son épaule droite. Sur l’autre cuisse et jusque dans le creux de son coude est allongé un bébé. Il ne regarde pas l’objectif, mais sur la droite, hors-champ, par-delà Vivian. Ce doit être le printemps ou un matin d’été car la mère et la fille sont en manches courtes, le chapeau est en paille, mais le bébé enrobé de laine : seules sa tête et ses mains sont à l’air libre. Ils posent devant une grange : murs construits en terre crue, en pisé comme on dit, et ici le pisé se fait Pise car la grange penche un peu, elle semble fatiguée, on aperçoit ses poutres sous les tôles. Il y a un trou dans le toit. Vivian tient dans sa main droite un bouquet de grandes feuilles (de figuier ou de vigne) mortes, qui ploient et se recroquevillent sur les bords comme des cheveux cachent un visage timide à la nuque baissée. Les a-t-elle ramassées pour l’occasion ou a-t-elle été interrompue dans sa composition par cette photo improvisée devant la grange ? Elle ne les tend pas vers l’objectif ou à la personne qui se trouve derrière, mais les garde contre elle, contre son ventre comme elle tient son appareil photo sur ses autoportraits. Son coude est plié tout pareil. Le visage de la mère est presque entièrement couvert par l’ombre de son chapeau, seul son menton s’avance dans la lumière, mais on la devine quand même. Cheveux également coupés sous les oreilles, elle a la même coiffure que la femme des autoportraits, elle lui ressemble, elle pourrait être la femme des autoportraits. L’une comme l’autre regardent droit devant elles, vers l’appareil photo. Elles ne sourient pas. Le visage de Vivian est coupé en deux. La partie droite (sa droite à elle, à gauche sur l’image) reçoit le soleil, l’autre est plongée dans le noir. Je ne peux pas voir son œil gauche.

            Zoom de la caméra. Le noir s’éclaircit en nuances de gris et la partie ombragée se révèle, symétrie de la bouche, du nez, du regard. Le regard est dur, grave, ou peut-être simplement impatient. Le zoom fait apparaître une ligne en relief, ride de papier ou pliure d’usure qui vient couper le portrait de Vivian du haut du crâne jusqu’à la clavicule : sur le grossissement, la césure du clair-obscur est remplacée par une fissure. Sur la photo que je prends de l’écran de mon ordinateur, une photo du détail (Vivian, détail-sujet principal) de la photo en gros plan, mon visage, en reflet, vient se surimprimer aux cheveux de Vivian, et la fissure me traverse du menton jusqu’au sourcil, elle me fend la bouche, la narine et l’œil droit.

            Ce clair-obscur je le retrouve, inversé par un miroir, dans l’autoportrait le plus célèbre de Vivian Maier, celui que John Maloof utilise pour l’affiche du film et la couverture du livre, celui que l’on voit en premier, l’autoportrait assigné. Sur cette image la césure est moins parfaite, moins symétrique, car la photographe tourne légèrement la tête, comme sa mère des années auparavant sous son chapeau de paille. Moins parfaite mais plus étendue, elle ne se limite pas au visage et scinde la silhouette entière, l’appareil photo serré comme un bouquet entre les deux mains, le bâtiment derrière sur lequel vient se découper la forme d’un autre immeuble, elle se répand sur tous les plans.

 

            Les images de Vivian Maier se déversent de part et d’autre de l’Atlantique à partir de 2009, mais je ne la croise pour la première fois qu’en 2019, en lisant Le Mystère Henri Pick. David Fœnkinos y mentionne l’histoire de la photographe américaine pour étayer l’idée qu’une œuvre sans auteur peut devenir célèbre pour cette raison même, la raison de l’absence, de la disparition. La création non signée et non revendiquée intrigue, la création sans contexte ouvre les possibles et invite à l’enquête, et c’est l’enquête elle-même qui finalement devient œuvre, ou du moins la dédouble. Car il y a dans le mystère Vivian Maier trois éléments de fascination : les photographies, la femme, et la photographe. Comment réconcilier l’invisibilité apparemment volontaire de la femme et de la photographe avec la surimpression de son image, partout, tout le temps, sur ses photographies ? Des photographies dans lesquelles je me retrouve, similitudes peut-être forcées, fantasmées, mais je me retrouve dans les détails qu’elle remarque et fait advenir sujets, je retrouve mes images dans les siennes, mes rues dans ses rues, mes visages dans ses visages, mon reflet dans son reflet. Je regarde le documentaire Finding Vivian Maier réalisé par John Maloof, achète les monographies en noir et blanc et en couleur, lit ce qui a déjà été écrit. Les éléments biographiques sont intéressants, ils permettent de situer l’œuvre, de justifier son contenu, mais je ne me satisfais pas des spéculations, des liens trop rapides entre sa vie, reconstituée comme un puzzle par le biais des témoignages de celles et ceux que la nanny photographer, comme les journaux l’ont ensuite surnommée, a gardés, de celles et ceux qui l’ont employée pour tenir leur maison et s’occuper de leurs enfants, et de ses photographies. Un témoin affirme que celles-ci ne disent rien de qui elle était, qu’elles ne suffisent pas à cerner la femme, seulement, peut-être, à la rigueur, la photographe. Je crois au contraire que ce sont avant tout des photos qu’il me faut partir à la recherche de Vivian Maier, comme m’y invite la traduction française du documentaire quand dans sa version d’origine on la trouve. Alors je la cherche, d’abord avec mon corps tout entier, dans les rues, boîtier numérique à la main, dans les ombres et les reflets, les miroirs, je scrute et je déclenche. J’écume les brocantes, les antiquaires et les sites internet pour un Kodak Brownie, un Ektachrome ou un Rolleiflex d’occasion. Je participe à un atelier pour essayer un Leica, gamme avec laquelle la photographe a pris ses premiers clichés en couleur. Pas un réflex, mais un hybride qui coûte déjà plusieurs milliers d’euros. Je n’ai pas les moyens d’acheter un Leica et, à la fin de sa vie, celle qui meurt dans la rue ne les avait pas non plus.

                       Je découvre l’histoire de Vivian Maier dix ans après son décès. Je ne peux plus rencontrer la femme, mais je peux rencontrer ses images. Je cherche Vivian Maier dans ses autoportraits pris avec le ventre dans un boîtier 6x6, c’est ce qu’a dit une femme devant la galerie des Douches où j’ai vu ses photos exposées pour la première fois, qu’elle photographiait avec son ventre, comme ces femmes sur les publicités pour les Instamatic Kodak dans les années 1960. Des portraits où la vie se retrouve gobée, engloutie par un ventre qui n’a jamais eu d’enfant mais en a gardé tant, un ventre où se concentrent ses yeux, deux yeux immenses et ronds, l’un au-dessus de l’autre comme un bonhomme de neige, qui regardent le monde. Pour écrire Vivian Maier il me faut moi aussi adopter le point de vue du ventre, ce ventre si fécond, me jeter à plat ventre dans la césarienne et rouvrir la cicatrice, ouvrir le ventre comme on ouvre le diaphragme de l’appareil photo pour laisser entrer la lumière, ouvrir le réel, éventrer la mémoire familiale, déchirer les images, mélanger les morceaux puis les reconstituer.