Poesibao III. Métamorphoses de Florence Trocmé par Yves Boudier
La scène se passe dans l’étroite salle 70 de la BnF, le 24 septembre 2010. C’est là que se déroule pour la sortie du numéro 200 de la revue Action poétique qui fête ses 60 ans, une rencontre animée par Henri Deluy, accueillant sept poètes et traducteurs. Discrètement assise en bordure du premier rang, je vois pour la première fois Florence Trocmé, oui c’est bien elle, m’en assure un voisin attentif, Didier Cahen dans mon souvenir. Je connais certes l’existence de Poezibao depuis quelques années, depuis 2004 je crois, un site apparu à l’origine sous la forme d’un almanach-blog nommé Zazieweb. Dans l’univers alors naissant des revues en ligne, à côté de remue.net (2001) puis de Sitaudis (fin 2001), Poezibao avait trouvé une identité singulière, accueillant outre des notes critiques, correspondances, traductions et extraits de parutions, un agenda d’événements, une somme impressionnante d’informations sur la vie poétique.
Il est 18 heures, Henri Deluy revient sur l’aventure d’Action poétique, et tour à tour prennent la parole Esther Ferrer, Kim Andringa, Patrick Beurard-Valdoye, Isabelle Garron, Ali Hmiddouch, Andrée Barret, Yves di Manno. La séance se conclut peu avant 20 heures avec Liliane Giraudon qui évoque « sa dette absolue » à la revue.
Immobile et parfaitement silencieuse, Florence Trocmé prend des notes, semble écrire très vite sans même regarder son carnet, le regard et l’attention tournés vers la parole des intervenants. La rencontre à peine terminée, elle a disparu alors que chacun bavarde et ne semble pas pressé d’en finir. Je n’avais pas l’intention de tenter de nouer un rapide dialogue avec elle, mais son absence si soudaine me laissa un sentiment troublant, celui d’avoir peut-être manqué l’occasion d’un échange qui ne se reproduirait pas de sitôt.
Ce même jour, peu avant minuit, je jette un coup d’œil sur Poezibao et je découvre ébahi un compte rendu critique de la rencontre d’une parfaite rédaction, photos des intervenants à l’appui, d’autant plus étonné que je n’avais pas remarqué le moindre appareil entre les mains de Florence Trocmé. Rien n’est oublié, plus encore je suis renvoyé aux instants pendant lesquels mon attention se relâchait et je découvre ce que j’avais manqué. La lecture de cette page non seulement restituait avec précision le contenu de ce quasi marathon de lectures, mais de par la qualité et le ton chaleureux de sa rédaction, elle ajoutait une dimension, celle d’une prise de recul critique qui donnait à mesurer l’importance des différents discours tenus. Que dire de plus sur ce qui m’apparut alors comme l’immense talent de Florence Trocmé, évitant les boursoufflures des discours universitaires autant que la complaisance critique des amoureux du renvoi d’ascenseur ?
Deux ans plus tard, en décembre 2012, j’organisais pour la Maison des écrivains et de la littérature, en collaboration avec le Marché de la poésie, une journée de réflexion intitulée Insistance de la poésie. J’invitai Florence Trocmé à y participer. Heureux de vaincre sa réticence première, je la persuadai d’accepter l’invitation. Je me souviens qu’elle est intervenue en clôture des débats dans un dialogue avec Isabelle Garron sur un ton d’une immense modestie, présentant son travail comme une activité nécessaire de soutien à la vie poétique, sans emphase, sans la juger incontournable ainsi qu’elle nous apparaissait à tous cependant. Une fois encore, j’étais témoin de la discrétion de Florence Trocmé, dont je percevais de nouveau l’attachement profond à la poésie, la solidité de ses convictions et de ses engagements.
Et le travail de Florence Trocmé se poursuivit au fil des années, Poezibao s’enrichissant sans cesse, les rubriques se multipliant, la dimension mémorielle du site s’affirmant avec une anthologie permanente, des archives incontournables, une ouverture attentive aux débats, aux « gémissements poétiques de ce siècle » en poésie pour reprendre l’inquiétante formule de Lautréamont. Plusieurs poètes tenaient en quelque sorte table ouverte sur le site, suscitant conversations et polémiques, analyses et propositions, quelques tensions parfois. L’accueil, la maîtrise, l’organisation, la mise en ligne de cette masse de travaux critiques, d’informations sur les parutions, sur les rencontres et autres événements déborda peu à peu les forces de Poezibao, devenu chemin faisant Poesibao II, passant du Z au S en janvier 2023, comme une anguille remontant l’alphabet vers la source pour sa renaissance. Un débordement qui donnait à s’interroger sur le sens et l’avenir du site dont le développement risquait de devenir entropique, de prendre la forme d’un chaos dont le principe de cohérence se serait fait de plus en plus ténu.
Puis vint l’été 2024. Je suis assis aux côtés de Florence Trocmé, un peu à l’écart de la Scène du Marché de la poésie. Heureux bénéfice de l’âge, de l’expérience peut-être, nous nous lançons sans nous en rendre compte vraiment dans un bilan à la fois lucide et amer de notre engagement dans l’affaire poétique, conscients des acquis mais nous interrogeant sur l’avenir de la poésie dans les pratiques sociales, dans les comportements culturels d’aujourd’hui. Renouvellement des formes, voilà notre conviction. Mais comment ? Une fois encore Florence Trocmé sera à l’initiative. À la fois contrainte par la conscience que la fatigue pourrait brutalement trancher en imposant le silence et l’arrêt du travail, elle avance l’idée qu’un temps d’arrêt et de réflexion s’avère profondément nécessaire et qu’il lui faut l’anticiper à défaut d’être malgré elle rattrapée par une fin non désirée de Poesibao.
Tout est ainsi dit de la disparition sur nos écrans du site pendant ces quatre derniers mois, jusqu’à sa réapparition sous la forme renouvelée et novatrice de Poesibao III, trois pour présenter cette mutation, trois pour accueillir Anne Malaprade et Isabelle Baladine Howald auprès de Florence Trocmé, « une nouvelle embarcation pour la poésie et au-delà ».
Trois comme trimestrielle, rythme de la nouvelle formule. Rendez-vous alors sur le site, www.poesibao.fr, vous y trouverez la passerelle pour mettre le pied à bord et « surfer » en poésie. La première livraison est disponible sous la forme d’un pdf, dont on appréciera l’image de couverture.
Une première lecture de ce travail vient d’être publiée sur Sitaudis, il y a quelques jours.
Florence Trocmé peut faire siens ces vers de Leontia Flynn, extraits de Pertes et profits*:
La vie continue. Étions-nous surpris
-de quoi ? Qu’est-il advenu, entre alors
et alors ? Que s’est-il gagné, perdu ?
Nous, lecteurs, répondrons au fil du temps à ces questions, attentifs chaque trimestre désormais aux livraisons de Poesibao III, les fameux Scoop-it et Flotoir restant plus couramment accessibles pour être informés et, si on le souhaite, orientés dans nos choix de lecture.
* Leontia Flynn, Pertes et profits, traduit de l’anglais (Irlande du Nord) par Théo Bourgeron, postface de Pierre Vinclair, Le Corridor bleu, coll. Sing poésie dirigée par Pierre Vinclair, 2024.