Abstraite et Plaisantine de Philippe Beck (2) par Frédérique Cosnier

Les Parutions

11 mars
2025

Abstraite et Plaisantine de Philippe Beck (2) par Frédérique Cosnier

Abstraite et Plaisantine de Philippe Beck (2)

« à la Prairie des cendres » : la très concrète et nécessaire défense des liens d’Abstraite et plaisantine, de Philippe Beck, Le Bruit du temps, 2025

 

« Une catastrophe, c’est le désir de l’élégance : désir d’une langue pure, mythique, première, ou pré-quotidienne, et choisie », écrivait Philippe Beck dans Contre un Boileau (Fayard, 2015, p. 208). En cette période où l’épuration lexicale accomplit son geste destructeur programmé sans même plus masquer son fascisme, Abstraite et plaisantine résonne de manière forte et essentielle. Dans un geste à la fois ample et précis, qui ne renonce à aucune complexité, tenant ses paradoxes contre toutes les simplifications et revendications de transparence immédiate, l’ouvrage met en acte la force politique du poème, sombre et terriblement drôle, lorsque celui-ci s’érige contre le purisme.

Abstraite et plaisantine prend au mot un certain Alfred (Alfred Cortot), grand pianiste et pédagogue compromis sous le régime de Vichy qui défendit une certaine idée de la musique dans une perspective folklorisante et identitaire. Celui-ci s’en prend à la modernité musicale, qu’il qualifie d’abstraite et plaisantine, voire de « décadente ». Contrant ce partisan d’une esthétisation élitiste et délétère, Philippe Beck s’emploie avec la minutie, la rigueur et le foisonnement de références qu’on lui connaît, à élaborer une série poétique de cent douzains en vers libres mesurés relevant de la fable politique, qui nous requiert au point de réexpérimenter la virulence de charge dont le poème est capable, comme La Fontaine le montra au mieux. Donnant vie à une galerie de figures allégoriques, comme autant d’« impersonnages » (p.18, - voir Beck, l’impersonnage : rencontre avec Gérard Tessier, Argol, 2006 ), le geste poétique est d’emblée anti-identitaire, sans renoncer au singulier d’une hilarotragédie que le poète a déjà plusieurs fois définie (à l’occasion de Ryrkaïpii, Flammarion, 2023). Comme il l’explique dans un entretien avec Johan Faerber, « l’hilarotragédie est une fable, mais un récit sans étendard » où « les identités sont tragi-comiques. Tragiques, dans la mesure où elles conduisent possiblement au crime et au meurtre (…). Comiques, aussi dans la mesure où elles sont maintenues ridiculement, grotesquement, contre l’évidence de la fluidité et de la mobilité des formes vivantes ». Ainsi, Abstraite et Plaisantine deviennent ces « Enfants Terribles », dont l’une « replace le possible dans l’idéal », et « l’autre ne se formalise de rien », où l’idéal perd sa majuscule et retrouve sa place parmi la communauté au lieu d’être érigé en absolu (« la « fraternité supérieure » / Je ne sais pas ce que c’est » p.15), tandis que le formalisme pur se trouve congédié avec « l’humour / de camp » beckien ( p. 12) qui n’a rien de badin. Plaisantine « joue  sérieusement » et « définit / le deuil un humour lent » (p. 18). 

De fait, la galerie d’allégories (Musicant, L’entendant, Oreille, l’Oubli, Beauté, Langage et beaucoup d’autres) côtoie une liste foisonnante de personnages historiques dont le poème s’emploie à faire remonter les noms de l’oubli pour mieux rappeler leur compromission ou leurs crimes, tels ceux de musiciens allemands au « Festival qui comprend la fente » (p.15), ou encore les quinze membres de la sinistre conférence de Wannsee (p. 39). Face aux pourfendeurs d’une identité nationale revendiquant la tradition culturelle comme étendard exclusif et excluant, « ânes gérants » (p.15), une rare occurrence du « Je » lance une pique radicale : « Je feule des légendes : / elles se tigrent et montrent les dents » (p. 15), qui donne plutôt à entendre des « sons d’esprits interdits » (p. 18), une forme de « Commun Sauvage, c’est nous, / et nos ii ahn sont les volutes / de Robert ou Frédéric, / les Dépaysans » (p. 14), où Schumann et Chopin appelés par leur prénom, recouvrent une dimension commune à rebours de l’enracinement patronymique, tel celui de « l’originé » Alfred (p. 16).

À la « voix repaysée, effacée des adresses » (p. 17), à la « césure aérienne » (p. 11), Abstraite et Plaisantine, qui savent que « [l]e désir de s’élever constitue l’être lourd de chacun «  (Contre un Boileau, p. 208), se font le « contre-fantôme terrien » face au « fantôme / de milice » (p. 11), préférant « les affinités d’en bas » (p. 14) et les liens qui se réinventent dans « [u]ne forme / fluide » (p. 20). La recherche du lien se fait par et dans un rythme qui œuvre à créer « l’Abstraction / la plus neuve » (p. 50), celle qui se donne pour mission de « dire / le fuyant » (idem), c’est-à-dire un monde où tout est relié, selon la spiritualité taoïste, à laquelle le livre ne cesse de faire référence, comme au Talmud. Le poème 12 est une réécriture de Lao-Tseu, un passage où des instruments de musique se répondent et engagent l’enchaînement immuable des saisons, passant du gel au dégel, comme l’allusion à Pantagruel et Panurge nous rappelle l’épisode des paroles gelées chez Rabelais, le poème agissant en activateur du dégel des contes folklorisés. La beauté, qui est « liée », et « répare le monde futur », est le mouvement de dégel d’une pensée gestuelle : « le corps de Beauté / se déglace et remonte en société » (p. 27). Dès lors, une forme de chaos est revendiquée, celui de « Hou-toun, boîte expressive, / le borborygme du Chaos » (p. 32), non défini comme un désordre mais un lieu d’accueil « civique » pour toutes les forces de transmutations perpétuelles et du multiple. Cette philosophie s’incarne sensiblement grâce au rythme où tout prend forme, mais non au sens d’une fixité : « Ce qui établit dans le cœur / la volonté de son eau, et les 600000 âmes, / c’est le contenu rythmique d’un plaisir / d’être dans l’espace en même temps » (p. 21). Le commun se définit par la sensualité de la concomitance dans l’espace et le temps. Le fait d’un partage situationnel. Le rythme est un corps qui pense en affolant les scléroses, contre « mémoire / fixe et regrets » (p. 98). La perte de l’adresse est un drame et le poème ne cesse de rappeler, que « Social = un lien inoublié » (p. 28), quand « je sais comment dire et à qui m’adresser » (p. 48).

Ce contenu rythmique d’un plaisir s’éprouve effectivement dans la poétique propre du livre, qui fonctionne par exploration de la « stance analytique » (Contre un Boileau, p.155), chaque vers étant toujours relié au suivant par la force d’enjambement qui réveille la conscience, et conséquemment s’étend au poème entier, au livre entier. Un manifeste du continu dans le commun, « exactitude inquiète et cordée, qui s’exprime dans le temps de la chercherie, la durée de la formulation, l’exposition à de la prose » (Contre un Boileau, p. 204). Les poèmes sont truffés de questions, qui parfois interrogent un terme du poème précédent (« Quel William ? », début du poème 9), questions qu’il convient surtout de laisser sans réponse, au profit de chutes rythmées par une efficace à la fois du nombre et de l’image, telle ce puissant « [c]hamp, montagne, mon corps : le clairon plusieurs » (p. 36) qui confirme la nécessité de contenir le multiple par la création de liens éthiques et prosodiques, inséparablement. Ainsi, si

Joie et gloire de lier déterminent

une force du lien, et la fidélité

au capté de la vie civile fait pousser

des choux sur des chapeaux. L’espèce des lieurs,

paradisiaque, est une herberie parallèle

aux cheminées (poème 67)

 

la prose du monde entrée dans le poème nous somme de tout recommencer après, malgré, et contre la catastrophe, grâce à

 « Abstraite et plaisantine, poésie / des commençants, des fusées / à la Prairie des Cendres, / un cerceau roulé parmi des fleurs » (p. 51).

 

 

Le commentaire de sitaudis.fr

Le Bruit du Temps, 5 février 2025
114 p.
11 €

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