Barbara Cassin, Jacques le sophiste par Philippe De Georges
Hélène en toute femme
Le discours est un tyran très puissant ; cet élément matériel
d'une extrême petitesse et totalement invisible
porte à leur plénitude les œuvres divines :
car la parole peut faire cesser la peur, dissiper le chagrin,
exciter la joie, accroître la pitié.
…/…Si j'ai voulu rédiger ce discours, c'est afin qu'il soit,
pour Hélène, comme un éloge, et pour moi, comme un jeu.
Gorgias, Éloge d’Hélène
Moi, sans me vanter – comme dirait San Antonio – j’ai un faible pour Barbara Cassin. Un faible, c’est d’ailleurs le mot juste, parce qu’il y aurait beaucoup à redire…Mais j’apprécie cette (anti)philosophie décoiffée, cette connaissance intime du grec et des pouvoirs de la langue, et ce regard extérieur sur Lacan, qui dépayse. Le goût de l’hérésie a un prix. C’est donc avec gourmandise que je me suis plongé dans son Jacques le sophiste pour y trouver de subtils accords, détonnants parfois, comme disent les critiques gastronomiques. Les sophistes, aiguillons de la pensée, sont les compagnons de route de Barbara Cassin. Avec eux, elle s’en donne à cœur-joie pour prendre le contrepied du plus platonicien des philosophes à la mode, Alain Badiou, qui confond allégrement dans une trinité baroque, Socrate, Lacan et Mao-Zedong, croit dur comme fer à la Vérité Une et pense que le réel peut se dissoudre entièrement et sans reste dans le symbolique. Leur joute à épisodes lui permet d’inscrire Lacan d’une façon pas plus idiote qu’une autre dans une généalogie qui part d’Héraclite, plutôt que de Parménide, et prend en chemin ses quartiers chez Gorgias. D’où ce titre, parodié de Diderot (mais nous avions déjà Le Neveu de Lacan) : Jacques le sophiste.
De façon surprenante, BC ne s’étend pas sur cet écrit ancien de Lacan, « Les Temps logiques », que son auteur qualifiait lui-même de sophisme. Le sous-titre valait sans doute comme une façon de réduire diplomatiquement ce texte essentiel à un pur jeu de logique. C’est ce qu’avait fait Gorgias, en conclusion de son Éloge d’Hélène, qu’il qualifiait de jeu gratuit. C’était ramener à une pure jouissance du verbe une réduction de l’être au statut de copule, qui ruinait magistralement toute l’ontologie.
Elle ne développe pas non plus (dans ce livre) la remise en cause majeure de la Vérité, avec tous ses attributs platoniciens, qui conduit Lacan à parler de « vérité menteuse » et à forger le mot de varité. Il s’agit là pourtant du plus radical démontage de l’idole socratique, au profit du réel comme impossible. Son propos est plutôt de suivre de façon originale le fil du lien ou de l’opposition entre parole et jouissance. Cet axe l’amène à prendre son départ de L’éloge d’Hélène, de Gorgias, texte scandaleux en son temps, qui traite d’une figure mythique de la femme, promue par Homère comme objet cause du désir. Le personnage est diffamé, selon Gorgias, à la mesure des passions qu’elle soulève, même chez les vieillards sur les remparts de Troie, jusqu’à l’égorgement réciproque de tous les mâles. Or, cette accusation ne tient compte ni de la libido, ni de la puissance du verbe. Hélène comme Ève ailleurs, que l’homme voit en toute femme. La question de la jouissance féminine dans sa particularité (illimitée, hors phallus et hors la loi) se trouve ainsi placée au cœur de cette réflexion contemporaine.
À la fin de l’envoi, nous retrouvons Lacan en compagnie de Gorgias, empruntant la logique ce celui-ci pour cerner la jouissance supplémentaire coté femme du tableau de la sexuation, dans les termes où celui-ci traitait de l’Être, pour en nier l’existence. Premièrement, rien n’est. Deuxièmement, et d’ailleurs, si quelque chose est, il est inconnaissable. Troisièmement, si quelque chose est et s’il est connaissable, on ne peut ni le formuler ni le transmettre à autrui. Ainsi, Lacan reprenant l’argumentation de Gorgias presque mot pour mot peut dire : « S’il y en avait une autre, mais il n’y a pas d’autre jouissance que la jouissance phallique – sauf celle sur laquelle la femme ne souffle mot, peut-être parce qu’elle ne la connaît pas, celle qui la fait pas-toute». « Il y a une jouissance à elle, dont peut-être elle-même ne sait rien, sinon qu’elle l’éprouve ».
Ainsi, Barbara Cassin lit-elle Encore comme « Le traité du non-être de la jouissance féminine ».