C'est pourquoi les jeunes filles t'aiment d'Ariel Spiegler. par Patrick Kéchichian
Et si l’invisible, au lieu d’être lointain, idéalement inaccessible, divin en somme, était tangiblement au milieu de nous, presque à saisir ? Dans les mots et les actes les plus simples, les plus apparemment simples. Dans les visages, les corps. Dans les sentiments, jusqu’aux plus prosaïques. Dans la trivialité de l’ordinaire. Mais à propos, qui s’autorise à hiérarchiser ce prosaïsme, cette trivialité supposée, à mettre des notes bonnes et d’autres mauvaises – et beaucoup de notes moyennes ? Qui sépare, et au nom de quoi, le corps spirituel du corps le plus charnel ?
Les surprenants poèmes du premier recueil d’Ariel Spiegler (née en 1986 au Brésil) dénoncent cet artifice et réparent, comme naturellement, une telle séparation. Ils vont même chercher le meilleur, le désirable, le saint parfois, dans cette trivialité quotidienne, dans la chair et le sang, les larmes et les rires d’une vie ordinaire. Une citation d’Origène placée en épigraphe du volume indique l’angle d’attaque de cette démarche. Elle évoque, à propos d’un verset de saint Matthieu (22, 32 : « Dieu n’est pas le Dieu des morts mais le Dieu des vivants. »), une « aliénation » par l’amour, « autrement épanouissante que celle de la crainte ». L’amour donc, contre la crainte. Pas un amour éthéré vu et vécu de loin, mais qui, en toute rigueur de terme, aliène. Si cette idée vous semble saugrenue, si vous la réprouvez, mieux vaut passer votre chemin. Certes, à vue humaine, cette « aliénation épanouissante » fleure bon l’oxymore. Et pourtant non : pour exprimer certaines réalités, il ne faut pas craindre de tordre les mots et les idées.
Cette torsion est le cœur même des poèmes d’Ariel Spiegler. On tourne les pages de ce livre, sans savoir sur quoi, sur qui on va tomber, ou buter. Une chose est certaine : pas d’endormissement, pas de ronron rassurant, pas d’harmonie fabriquée ou de fausse musique des sphères. « Nous tangons au clapot des choses », est-il souligné (et constaté) dès les premières pages. Un conseil ? « Entrons dans la danse d’un pied léger, / trémoussons-nous sur nos gigues clownesques. » Attention cependant, aucune complaisance en faveur du bizarre, du gênant, ou même de l’obscène : « Son sperme est très mélancolique, / c’est un feutre brun de bas ventre. » La justesse du ton, du rythme – heurté, qui fait presque mal à l’oreille parfois – le dispute à celle des sentiments, des pensées fugitives, baroques. C’est toujours avec « une âme claire aux poings fermés », qu’Ariel Spiegler avance, sans peur. Les poèmes sont souvent courts, comme les trois, admirables, qui concluent le volume. D’autres plus longs sont à garder dans l’oreille. Et si la paix la plus haute était aussi un mouvement, une danse ? « Eh bien ! Sages, qu’un soir a fait / enfants : dansons, dansons ! »