Les sept livres de Didier Cahen par Patrick Kéchichian
« On ne doit pas reconnaître un poète à son style, mais à son regard. » Je tombe sur cette phrase qui ne renverse aucun ordre injustement établi mais retient un instant mon attention. Elle est de Jean Cocteau et elle est tirée d’un petit volume inédit qui paraît chez Gallimard sous le titre Secrets de beauté. C’est une suite d’aphorismes, pas tous mémorables mais quelquefois pertinents, sur ce qu’il est convenu d’appeler l’expérience poétique – sans que l’on sache très bien ce qui est ainsi désigné. Et d’ailleurs, la phrase que je viens de citer est suffisamment vague, planant, tel un vieux papillon incertain de sa trajectoire, au-dessus de nos têtes fatiguées, pour s’appliquer à des objets poétiques divers, oiseau de haut vol ou rongeur obscur.
Mais abandonnons la sphère des généralités. Et justement, j’ai sous les yeux l’un de ces objets à identifier… Un vrai volume, blanc et rouge, pas une mince plaquette qui s’envole au premier vent. Certes, si l’on voulait faire du mauvais esprit, on pourrait dire qu’il y a, dans les deux cents pages que comporte l’ouvrage, plus de blancs que de mots, plus d’espaces vides que de phrases, plus de silence donc que de parole. Cependant, cela ne témoigne d’aucune avarice ou étroitesse de la part de Didier Cahen, auteur de ces Sept livres rassemblés en un seul. Ces blancs, ces silences, sont voulus, ils accompagnent les mots, en prennent soin. Soudain, on entend mieux, on prête l’oreille. Le silence est aussi une attention, une alerte… « On dort au pied de la lettre », est-il écrit.
En dehors de ses poèmes, Cahen ne répugne pas à (s’) expliquer. Bien au contraire, il juge cela utile, nécessaire : réfléchir plume en main, en prose, en phrases continues, raisonnantes, argumentées. Une large poétique est toujours, chez lui, en cours d’élaboration. On lira, pour s’en convaincre, son récent recueil d’essais, A livre ouvert, dont Anne Malaprade a donné ici même le compte-rendu. Les œuvres de plusieurs poètes y sont interrogées. Pas de loin, pas du haut de quelque chaire, mais de près, dans un commun espace de pensée, d’existence, dans un commerce désintéressé, philosophique. Citons ceux qui, me semble-t-il, nous mettent, selon un apparent paradoxe, sur la voie des propres poèmes de Didier Cahen : Edmond Jabès et André du Bouchet. Car on n’écrit que d’avoir lu, que de lire constamment. Lire est toujours une priorité. Et ces deux auteurs cités – mais aussi Jacques Derrida, Maurice Blanchot, Roger Laporte, Marcel Cohen… – donnent, dans le cas qui nous occupe, un contenu spécifique à cette priorité. On écrit pour ainsi dire secrètement dans la marge, entre les lignes, des autres, à l’intérieur de ce que Blanchot appelait une « communauté inavouable ».
Mais je reviens sur mes pas. Quel est le « regard » de Didier Cahen ? Sans pouvoir l’expliquer, je dirai qu’il est, dans ces Sept livres – et dans chacun singulièrement –, largement ouvert, simultanément, sur l’espace intérieur et sur le monde. Oui, je sais, cela ressemble fort à un truisme… Il n’empêche. « Un poème qu’est-ce ? Rien et pourtant le monde était là », écrivait Du Bouchet, avec ce que Cahen nomme une « vivacité inquiète ». Le poème, mieux que ne pourraient le faire, une longue confession en prose, une pesante et romanesque autobiographie, exprime cette ouverture. Il la suscite. Le premier poème de « Vies parallèles » (l’une des sept sections du livre) se termine par ce vers sibyllin et suprêmement ironique : « Roman suit ». Qu’avons-nous contourné, quelle ornière ?... Par exemple : « Enfant, j’ai fait ci, puis, à telle époque j’ai fait ça, pensant ceci, repoussant cela, éprouvant tel sentiment, rejetant avec vigueur tel autre, luttant contre l’angoisse, terrassé par elle, etc. » A ces développements qui nous encombrent, nous enlisent, la première personne du poème répond, résume, et provisoirement conclut : « Je parle de ceci // Je viens de là-bas // La course est longue / L’absence est humaine. »
Car la menace du bavardage est partout, insidieuse ou brutale. Dans la poésie aussi. Et là, il fait des ravages. Au moins formels. Mais ce n’est pas le seul danger. Il y a aussi la flèche très pointue, très élégante, de la préciosité – mot générique qui demanderait à être développé – qui oscille au-dessus de la tête du poète, lui donne des fourmis dans la main.
Face à ces dangers, la poésie de Didier Cahen parie pour la plus extrême économie. Les mots sont là, le discours non. Dans A livre ouvert, Cahen cite Jacques Derrida parlant d’Edmond Jabès. Et je crois qu’on ne peut mieux dire à propos des Sept livres : « Il s’agit bien d’une génération lente du poète par le poème dont il est le père. Le poète est donc bien le sujet du livre, sa substance et son maître, son serviteur et son maître… »
Si l’on met en parallèle le livre d’essais et celui qui contient les poèmes, une différence frappe. Elle tient à la tonalité vigoureuse du premier, affirmant, par le relais des autres voix écoutées, une pleine conscience et confiance attachées à l’acte d’écrire : « Qui penserait refuser à la littérature un éternel droit de suite ? », interroge d’ailleurs l’auteur. Le livre de poèmes, en revanche, est d’une couleur plus sombre ou crépusculaire ; la confiance se fait tremblante, la conscience fragile. Il y a cette « image / de la défaite » et « dans le jardin du livre », cette « rose abandonnée ». « Il y a le livre écrit / non sans mélancolie. »
Mais il n’est pas nécessaire de méditer longuement sur cette apparente contradiction pour la dépasser…