Cécile A. Holdban, Premières à éclairer la nuit par Jean-Marc Sourdillon
Voici un livre émouvant, grave et révélateur, tout à fait réussi. Cécile A.Holdban a prêté sa voix et son imagination à quinze des plus grandes poètes du XX° siècle. Comment expliquer cette façon qu’elle a d’habiter si justement chacun de ces destins, de montrer leurs différences mais aussi, et surtout, ce qu’ils ont en commun, d’entrer en résonance avec eux, avec ces écritures issues d’eux ? Il faut supposer, me semble-t-il, une sorte de continuité ou de prolongement entre ces voix et celle de l’écrivain qui les écoute en les répercutant dans sa langue. Je les perçois comme autant d’« égos expérimentaux » (pour reprendre la formule de Milan Kundera) grâce auxquels elle explore en même temps les différents possibles d’elle-même et les vies brisées de la plupart de ces femmes. Cette singulière constellation nous révèle une sorte de vérité tremblante, diffractée et composent un portrait éclaté à la fois de chacune d’entre elles et de celle qui les réunit dans sa sensibilité et sa propre écriture.
Le fait qu'elles s'adressent chacune à un proche et qu’elles se racontent, la part de récit et la part de confession, donnent au livre une dimension romanesque qui en rend la lecture très agréable, très prenante. On a à peine terminé un portrait qu’on a envie de découvrir un autre. Mais surtout on y aborde la poésie, ce qu'elle a de central et en même temps d'absolu et par conséquent d’inatteignable, de biais, par des situations concrètes empruntées à la vie, et c'est exactement ce que j'aime trouver à l’arrière-plan du poème, dans les correspondances par exemple : l’écriture issue de la vie, l’éclairant et y fondant sa nécessité.
Il me semble que ce livre est construit en étoile et que contrairement au lac qui gèle à partir de son centre, il brûle et rayonne à partir du sien - Alejandra Pizarnik, Karin Boye, et Janet Frame au milieu - … c'est-à-dire à partir de ces figures incandescentes, le plus souvent suicidées ou ayant connu l'épreuve des séjours en hôpital psychiatrique, qu’il paraît avancer et se déployer, libérant ses thèmes et les faisant entrer en résonance.
Même si les circonstances changent, lieux, époques, langues, cultures etc., ces femmes partagent une même situation. Il suffit de nommer quelques-uns des thèmes récurrents lorsque l’on passe d’une histoire à une autre : l’enfance, les parents, la maternité, les liens souvent douloureux avec la famille, le difficile débat avec la loyauté qu’on doit aux autres, les relations compliquées avec les hommes, l’amitié, l’amour des femmes, la sororité, les lieux fondateurs ou refuges (Paris revient souvent), le travail, le rapport à la langue etc… Tout cela fait un étoilement de possibilités, de dimensions de l’être, qui dessine une sorte de cartographie de la condition féminine où une sorte d’autoportrait de la poète du XX° siècle peut se chercher, s’ébaucher, se découvrir.
Ce qui saute aux yeux, immédiatement, avec une sorte de violente évidence, quand on passe de l’un de ces destins à l’autre, c’est que la situation de contrainte qu’ils recouvrent est de celles qui rendent la vie insupportable et, partant, le recours à la poésie nécessaire, au point que lorsqu'elle ne suffit plus, il ne reste que le suicide. Ce qui fait de la parole poétique un équivalent du suicide - l’hôpital psychiatrique étant l’une des étapes précédant les deux gestes (écrire, se donner la mort). On comprend que toutes ont fait, la plupart du temps sans se connaître ou se lire, le même choix d’écrire de la poésie, c’est-à-dire de se dire librement dans une langue du secret parce qu’elles partagent cette même condition d’être une femme au XX° siècle, et qu’il y a là, dans cette condition, une contradiction impossible à vivre : être femme et être vivante … Une même nécessité fait écrire ces femmes : devenir elles-mêmes, vivre librement ce qu’elles sont, dire et faire être la vie en la disant, autrement dit naître. Si ce désir de naître est empêché, il n’y a plus d’autre voie que de le faire exister dans la parole ou alors d’aller jusqu’au bout de la logique de ce qui l’interdit : s’avorter soi-même, court-circuiter la naissance, se donner la mort. Faire apparaître concrètement, terriblement ce que veut tacitement une société tout entière : la mort de ses femmes ou leur mutisme - ce qui revient au même. C’est-à-dire, à terme, sa propre condamnation à mort. Derrière chacun de ces destins, c’est au fond du suicide d’une société tout entière qu’il s’agit, ou de la poursuite de sa naissance …