Réginald Gaillard, Une écharde dans la chair. par Jean-Marc Sourdillon

Les Parutions

24 janv.
2025

Réginald Gaillard, Une écharde dans la chair. par Jean-Marc Sourdillon

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Réginald Gaillard, Une écharde dans la chair.

 

 

Mais tout est cadenassé

dans la chambre des viscères.

Il n’est plus moyen

de déranger la serrure des phrases.

Peut-être le point de départ de ce livre serait-il dans ces quelques vers où se disent un empêchement, une impossibilité qui entravent le mouvement à la fois d’écrire et de vivre. Mouvement qu’il faut désentraver en procédant à une sorte de confession comme de grands devanciers nous en ont enseigné la méthode, saint Augustin, par exemple, dans ses Aveux, ou Rimbaud dans sa Saison en enfer. Il s’agit, autrement dit, d’inventer une façon d’écrire au présent qui permette de dénouer, d’ouvrir le passé, de libérer ce qui en lui est vivant et d’en extraire une figure renouvelée moins de soi-même que de sa vie en mouvement.

C’est sans doute pour cette raison que l’on a l’impression, en lisant ce livre, que chaque poème est un acte. On sent à tout moment l’urgence d’agir. Dans chaque poème se cherche ou s’expérimente le geste intérieur qui déverrouillerait. Et ce qui est ainsi visé, me semble-t-il, c’est ce qu’évoque avec tant de douceur (ce qu’il y a de paradoxal et d’étrange dans ce livre, c’est qu’il accueille pareillement la brutalité et la douceur) ce poème au titre presque programmatique : « une autre naissance ».

Ouvrir la fenêtre

Sur le versant lumineux

-geste pur, acte intime

qui déverrouille les portes du passé

sans les ouvrir.

 

Et c’est ainsi, parce qu’il n’y a plus

ni porte ni fenêtre : un regard seulement ;

j’y entre comme dans notre lenteur

pour nous offrir une autre naissance.

Pour être en mesure d’atteindre cette douceur, d’entrer dans cette lenteur, de déverrouiller sans rien craindre les portes du passé - ce qui suppose le calme et la confiance -, pour accepter et passer plus loin, il faut batailler. Et la bataille est rude. Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes écrivait Rimbaud tout à la fin de la Saison. Cela résume parfaitement ce qui se passe ici. Les combattants sont là : Achille, une sorte de double, est en première ligne et Rimbaud lui-même (on entend presque sa voix : J’ai baisé la beauté jusqu’à vomir). Tout le livre, ou presque, est un champ de bataille. On est dans la nuit du souterrain et on livre bataille. La langue est d’une extrême tension, à vif, violente, crue parfois, crevassée, ébréchée, bousculée et en même temps constamment tenue, d’une main de fer - d’où cette tension. Se dit à travers elle l’expérience renouvelée d’un effondrement : effondrement d’un avenir, d’une maison intérieure, d’une langue où habiter, d’une représentation de soi ou de sa vie ; et celle également d’un évidement : de la mémoire, de l’esprit, des entrailles. Quelque chose se produit qui a tout d’un choc frontal : l’esprit se heurte dans l’événement de l’échec au mur, au refus du réel et y perd la joie fondatrice, l’élan primordial.

C’est cet affrontement-là, me semble-t-il, qui se traduit dans ce livre.  Il se dit de plusieurs manières  mais surtout à travers les tourments et les empoignades du désir, ce tiraillement entre l’excès d’absence et l’excès de présence qui fait se tendre la corde de la distance jusqu’à l’insoutenable et s’éprouver douloureusement le sentiment de la solitude. Parfois, dans les plus beaux poèmes, la contradiction indépassable se surmonte : -Quand je te regarde je te touche. //Je touche ce que mon regard trouble en toi.

La douleur, qui fait aller très haut dans l’esprit par sa violence, trouve un langage à sa hauteur. Peut-être l’un des textes les plus accomplis, de mon point de vue, dans cette bataille, serait « Vider la tête ». Là, la langue portée par son rythme se fait physique, acte, geste, jusqu’à l’exténuation, et parvient à dire rigoureusement ce qui se passe dans la nuit du souterrain, le heurt tête la première contre le mur du réel : Le réel ? C’est une droite dans la gueule qui se plaint.

Dans cette bataille, aussi violente soit-elle, où le corps à corps est la règle, des alliés surgissent au moment du désespoir. L’aube en est un, la rivière un autre. Quelque part se dessine là une sorte d’horizon pressenti ou peut-être simplement voulu. Quelque chose comme une issue dans le labyrinthe intérieur. Il y a un chemin à trouver pour l’atteindre et ce chemin n’est pas tant dans le langage - les mots sont coupés du monde et le langage devient vite une cage où l’on se débat en vain – que dans la parole, la parole adressée, celle qui dit « tu » et qui demande, littéralement qui prie, qui prend la forme d’une prière. Celle qui va au-delà de la ligne dans son geste éperdu (cela peut être une définition du vers) comme « Derrière la ligne », ce poème qui évoque l’aurore : Aide-moi, toi qui parles à la nuit / et déchires ses ténèbres.

Le désordre de la bataille alors s’oriente, et cesse d’être chaos, dans l’attente d’une réponse. Même si celle-ci ne vient pas, elle indique une direction qui pourrait être celle d’une libération. C’est tout le passé ravageant le présent qui ainsi peut se remettre en ordre et trouver le chemin du large. Quelqu’un, au présent, à travers sa parole le ressaisit, ressaisit sa vie et la relance.

Les poèmes qui m’ont le plus ému dans ce livre, son véritable centre de gravité (à tous les sens du mot), sont les poèmes qui évoquent sans le dire explicitement la disparition brutale de la mère dans un accident de voiture pendant l’enfance.

Celle qui caressait les cheveux

Soudain n’a plus de mains

 

Celle qui couvait du regard ses enfants

N’a plus dans l’œil que l’effroi

 

Et dans la gorge un cri de tôles froissées.

Depuis même la lumière tremble de peur.

Il me semble que dans ces quelques vers un point tout à la fois d’extrême vulnérabilité et d’indestructibilité s’atteint. On s’y expose au maximum à ce qui dans le passé menace, ou terrifie – l’origine de la peur qui déséquilibre la vie entière et l’aliène. Mais dans le fait même d’y faire face, en le disant, en le regardant, en le considérant à l’intérieur de l’écriture, on en ressort, on trouve un point d’appui où la vie peut tenir et se relancer. A cet endroit d’un livre qui travaillait à évider, à l’endroit de la possibilité de l’effondrement, surgit le vide, un vide salvateur, un vide en forme de manque ou d’attente, d’un « tu », une sorte de silhouette, une présence en creux, non nommée mais de parfaitement identifiable, qui oriente la vie comme l’écriture qui la prolonge, en direction d’un sens. C’est elle, cette attente, me semble-t-il, qui suscite l’adresse, laquelle soutient la parole qui éclaire et donne sens.

Peut-être est-ce parce que de tels poèmes ont été écrits, arrachant à la douleur les mots qui l’éclairent ou la surprennent, qu’à un moment, vers la fin (peut-être la vraie fin du livre dans ma lecture), d’autres mots peuvent surgir qui font qu’un instant on voit à travers la peur :

Reste le murmure des rivières :

elles se souviennent, fidèles, et confient

nos vies à la mémoire de la mer.

 

 

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