Comme un fracas de Jacques-Henri Michot par Philippe Blanchon
Il m’apparaît tout à coup qu’il ne m’est possible d’écrire qu’une chronique sur cet ouvrage, ouvrage justement sous-titré « une chronique »… Alors, me direz-vous, faudrait-il n’écrire qu’un poème sur un poème, un récit sur un récit ? On peut se le demander comme toute demande est légitime, devrait l’être absolument. Cela étant, je me défie des règles et il ne saurait y avoir souveraineté que s’il y a invention permanente de lois par les hors-la-loi ; dans la contradiction… Ce qui s’opère ici est alors nécessairement provisoire et disons-le : circonstancielle…
Chronique donc de quelques mots, en échos et écarts, partant de celle tenue par Jacques-Henri Michot du 29 avril 2008 au 29 avril 2009.
Parmi la multitude des mots se bousculant sous mon crâne lors de la confrontation avec un tel ouvrage – confrontation combien pacifique, combien complice, combien attentive – je décide de mettre celui-ci en relief : reconnaissance. La polysémie est là convoquée – on s’en serait douté – et à la bonne heure ! Mais, précisément j’entends faire entendre « reconnaissance » comme je suis reconnaissant à son auteur de nous avoir proposé un tel livre, une telle chronique. (Les majuscules des noms propres ont disparu depuis le sous-titre même : invention d’une démocratie effective.)
Reconnaissance à une subjectivité souveraine, rigoureuse, pour avoir traversé – et pour traverser encore, on l’imagine en toute évidence – afin que ne disparaissent pas notre humanité et notre raison ; et avec elles, ni les massacrés, ni les esclaves, ni les déportés, ni les parqués, ni les assassinés par les polices du monde. Au bord de sombrer alors cette subjectivité ; car il s’agit bien, avec une constance admirable, de tenir – verbe revenant à maintes reprises, que ce soit sous la main de notre auteur ou sous sa même main recopiant patiemment, amoureusement, rageusement, ce même verbe sous d’autres mains…
Ici, conjugaison de la barbarie – de la « brutalité » dans un rappel à Brecht – et d’un possible qui s’entrevoit, à peine. Avec peine car c’est une épreuve où les témoignages sont doubles – d’où notre infinie reconnaissance – : de l’immonde et du monde où tiennent toutes les formes de résistance à ce premier. Monde de militants, d’insurgés, de révolutionnaires, de philosophes, de poètes, d’écrivains, de musiciens, de cinéastes…
Pour les infinis détails exposés avec soin (précision) de ceux qui nous ont nous-mêmes atteints, je veux dire révoltés autant que découragés, poussés à l’action autant qu’à la création, nous devons être reconnaissants car nous aurions pu croire que tout allait se perdre dans une nuit plus froide et noire que la mort, celle de l’arrogance barbare de la terreur d’État. Non, ce non que recèle l’énoncé de faits infâmes et des dépêches – la fausse parole toujours – qui en sont le corollaire comme des lois scélérates, impose un oui d’une autre nature, nouvelle, dans notre ici et maintenant.
Ces milles détails qui nous ont personnellement agressés au plus haut, au risque de perdre souffle et raison, ainsi énoncés, provoquent cette reconnaissance spontanée : merci. Ainsi il s’agit bien d’une épreuve, et d’une épreuve pour nous lecteurs, aussi bien – il le faudrait – et donc l’invention d’un partage inédit loin des communions niaises et de toute bonne conscience.
(Et il faut être foutrement à l’abri, et/ou foutrement un salaud, pour déclarer – Enthoven à Stiegler – que la radicalité est un confort, alors qu’elle est l’inconfort même de notre condition humaine, se voulant telle, se projetant, ainsi que depuis Karl et Eleanor Marx nous le savons précisément, d’autant que nous ne saurions ne pas conjuguer Marx et Spinoza).
Aussi, je peux comprendre que l’on puisse s’étonner de cette reconnaissance insistante – tout dépend, n’est-ce pas, où l’on est et qui… Mais surtout que l’on n’aille pas croire qu’elle soit possible parce qu’un « équilibre » finirait pas s’imposer au cœur de l’ouvrage, que les enthousiasmes, les bouleversements esthétiques, amoureux, contrebalanceraient l’horreur de la barbarie. Ce n’est pas de cela qu'il s’agit. Les victimes de la Commune, Haydn, Kafka, Mozart, les sans-papiers expulsés, Étienne Dolet, Beckett, Chamfort, les jeunes hommes mourant dans des commissariats, Naruse, Ford, Chostakovitch, les exploités persécutés, Schoenberg, Godard, Michaux, les peuples sous les bombes, Clifford Brown, Sonny Rollins, Rosa Luxemburg, les insurgés partout tenaces, et tant et tant et tant… sont le monde. Point.
Et nous ne pouvons quitter la contradiction, donc toutes les circonstances, donc tous les noms. Notre presque folie en découle, alors que la prétendue telle de Van Gogh lui fit écrire vouloir faire « des tableaux consolant comme une musique » alors qu’il a aussi écrit qu’il fut, est et sera, de toute éternité, du même côté de la barricade que ceux qui affrontent un Guizot, et Schumann à écrire une pièce ultime : Variations pour piano sur un thème original en mi bémol majeur. C’est la réalité matérielle de l’épreuve qui permet de tenir tant que ça tient. Qui réconforte possiblement – apparent paradoxe – le lecteur : ma raison n’a pas sombré pourrait-il dire. Oui, nos raisons ne sombrent pas grâce à la rectitude de certaines, de certains, de se savoir, et le naufrage est bienheureux possiblement – en regards, sourires, défis, notes, touches, vers… – face aux délires brutaux des sociétés constituées en barbarie.
Mais il y faut une attention constante, une tension autant qu’une attention, et elles traversent tout l’ouvrage qui nous importe, toute cette chronique, du premier à l’ultime mot (de Joubert). Et la tendresse, et la tendresse : quelles merveilles écrites à son propos, pudiques, par Michot ! Et permettez que je close ainsi cette modeste chronique : c’est elle, oui, dont tout découle ainsi que nous l’avons dit : ses rages, ses reconnaissances, ses luttes, ses bouleversements – ce « fracas » –, les nôtres. Notre inconfort. Et on n’en a pas fini… Que l’on tienne…