Reprises de paroles de Pierre-Yves Soucy (2) par Philippe Blanchon
VARIATIONS SUR REPRISES DE PAROLES
Le poème est sans adresse, fixe et mouvant, et son auteur nomade et fugitif. C’est tout un. Tout un avec tous.
Que répondre d’autre à Sophocle écrivant : « Veux-tu donc parler seul, et sans qu’on te réponde ? » Ou bien, plutôt, lui répondre que sa question n’est pas la bonne, mise dans une mauvaise bouche, car le locuteur ne veut rien. Comprendrez-vous ? Ou il veut tout, ce qui est même chose dans la contradiction toujours violente qui apparaît au réveil de la parole.
Violence partout présente ici, à la bonne heure — quand tant de contemporains écrivent hors de cette violence donc hors du monde donc laissant le lecteur désœuvré, littéralement sans œuvre devant lui et se demandant pourquoi telle profusion de poèmes sans enjeux.
Ici, n’attendez pas de réponses, de flatteries de vos petites propriétés, de vos qualités, de vos sentiments communs — qui ne sont pas à mépriser mais dont le poème n’a que faire. Le poète, comme Ulrich de Musil, est sans qualités. L’histoire est là, violente, il faut prendre le risque de la parole sans possible confort. Accepter les intervalles et l’aléatoire. Que la métaphysique disparaisse devant l’immanence spinozienne…
Alors tout discours est contre tout discours — Hölderlin — comme tout discours idéologique devra détruire toute idéologie. C’est l’enjeu du réel, du poème, de la liberté. Liberté d’Antigone ici, merci.
D’infinies variantes, parce que l’infini n’est pas ailleurs qu’ici. Sans entraves « la présence toujours naissante », parole toujours reprise. C’est le temps. Tout est temps. Sinon, quel poème, bon sang !?
Dans ce recueil, nous y voilà. Nulle part et partout. Dans les commencements comme dans les fins — justement nommés ici : « retours ». Jamais seuls et toujours sans adresse néanmoins. Contradiction fondamentale à assumer jusqu’au bout — la corde pour Antigone. Pourquoi ? Mais, parce que la Cité divise et sépare, qu’elle a ses « capos », ses surveillants inlassables produisant la « jactance » des idéologues. Violant le réel auquel, séminal, le poème répond, en son « insoumission ».
« Le malheur est en marche » dit Antigone, on ne saurait si bien dire dans la solitude mise au carré, dissidente, dont le geste, contre les coups portés, sera son seul pouvoir, contre tout pouvoir. Car si l’« anti-voix rétablit la voix », c’est que « l’infini possible est ici. » Présence et présent. On ne quitte pas Spinoza contre le chancre des lois de la Cité.
Qui ne sait pas qu’il est « répudié » est ignorant, c’est tout. Et si le poète écrit « toujours de toujours la détresse », il insiste sur le temps, cet infini : « toujours de toujours », lire aussi le « toujours » du « toujours », redoublement, mise au carré comme de nos solitudes, de nos refus.
Refus du « temps confisqué », voilà, et répudiés parce que suspects du fait de nos refus. Conscients d’une « impossible conciliation », fou de nos certitudes — Nietzsche — mais les sachant simultanément provisoires dans « l’ici tout bas » et permanentes dans le même lieu, celui de nos « corps défendus ». Corps alors qui refusent, qui s’échappent… Le souffle de ce corps fait le poème, sinon…
Permanence, avons-nous dit ? Mais oui, le poème le rappelle « depuis maintenant toujours ». Depuis le présent, son maintenant, toujours. Quelle affaire ! La nôtre.
C’est notre fureur légitime contre la mort, contre le leurre des jactances qui l’entourent : « le non-enterré enterre tout » est-il écrit. Fureur contre fureur donc. Le corps non reconnu comme vivant et mort, se retourne pour détruire la Cité mortifère. Rébellion contre « la horde des experts », « l’obscur royaume de l’absolu pouvoir des ombres ». On ne saurait être plus clair. Plus politiquement clair aussi bien. Car, comme Marx l’a montré, une classe attaque une autre inlassablement pour la voler à mort ; le poème le dit : « la révolte répond à la menace ». Ainsi, conjuguons Marx et Spinoza et ayons une pensée pour un poète qui le fit avant Soucy, Zukofsky.
Ah, Spinoza ! il revient, revient toujours, par le « maintenant » comme mémoires passées et futures, car « le présent avale l’oubli ». Les corps le savent, sachant les « mêmes vents », les « mêmes rafales ».
On lit : « l’unique infini terrestre fermé ». Contradiction ? Mais oui, mais non, parce que le poème seul peut l’ouvrir — et rester dans le clos — tant le fit la parole d’Antigone, malgré les fatigues provisoires. Malgré… car elle se tient debout Antigone, comme le poème, « vertical de la beauté », dans la nuit, dans une agonie, agonie elle aussi provisoire comme les « frontières sont abolies » et que « rien ne cède ».
S’ouvrir sur la nuit, c’est « se pencher sur un brasier ». Brasier de la révolte mais aussi du désir. Volcan de Sade ou d’Empédocle, de tout matérialisme conséquent ; depuis avant Sophocle : Démocrite et l’atome, Épicure et l’aléatoire de la rencontre. Cet inconfort contre l’idéal, le « poétique » ; un désordre enfin, parce que « pas du même ordre » que celui des « rumeurs des chiens [de] garde ».
Poème dans lequel, il faut s’immiscer, invités que nous sommes à une « pensée vite comme le vent ». Et comme les lois du poème contre celles de Créon se renouvellent à l’infini, ici et maintenant, dans cet impossible confort, et, faisant à écho à Rimbaud — « j’y suis ! j’y suis toujours » — « nous y sommes toujours » répond notre poète dont les « yeux ne dormiront plus ».
Sophocle encore : « qui tu touches aussitôt délire ». C’est l'alchimie du verbe rimbaldien, quand le désir est violemment énoncé. La vie-la mort contre les « dieux malingres » dont les « fièvres » « castrent », « refusent toute lumière ». Le feu, donc, le volcan qui nous aspire contre les morbidités fiévreuses.
Et quand Antigone déclare « je ne suis rien de plus qu’un néant désormais » elle chasse la question de l’être, les délectations moroses, refuse la question de l’essence. Car désormais, c’est le temps, lui seul, qui fait présence. Le dire, c’est l’existence, elle seule. Plus d’écart avec le présent, plus d’écrans entre soi et le réel.
Plus d’essence, et aussi bien, plus de domination, « plus de servitude ». Chasser les « hordes mercantiles »… C’est pour aujourd’hui ou pour demain ? C’est là, car « l’espoir retarde toujours », retarde sur le présent ajoutons-nous, car si « aucune génération jamais libère la suivante », c’est que nous nous devons de devancer l’heure, « toujours de toujours » se libérer dans « l’ici tout bas » présent.