Depuis la cendre de Gabriel Zimmermann par Jean-Pierre Suaudeau
Cerf-volant vibrant dans le ciel enténébré
Écrire le deuil est un genre en soi. De tout temps, écrivains et poètes s’y sont confrontés, de Victor Hugo à Mallarmé, de Michel Deguy à André Velter ou, plus récemment, Frédéric Boyer (bien d’autres encore…) Cette antériorité rend l’exercice d'autant plus redoutable. Mais voilà, l’écriture du deuil n’est pas un genre que l’on choisit : il s’impose à l’écrivain comme une nécessité absolue. « Depuis la cendre » ressortit à cette écriture-là : conjurer la mort d’un être aimé dont on ne saura à peu près rien sinon l’âge (19 ans) et la maladie qui l’a emporté (un cancer), en édifiant une fragile passerelle de mots, de phrases entre l’avant et l’après, le vivant et le mort, la présence et l’absence.
Le texte alterne en poèmes tenant sur une page et formes courtes se présentant comme des haïkus (ils en ont la brièveté ramassée, éloquente), contrepoints où la sensation épouse la douleur qui colle à l’âme, à la fois respiration et concentration des sens, arrêt sur images.
« Depuis la cendre » (qui indique tout autant un espace qu’un moment) se construit en monologues intérieurs rompus d’adresses au lecteur pris à témoin et d’interpellations de celui qui a disparu, ressuscitant l’avant, même s’il ne s’agit pas tant d’ausculter un passé que d’interroger la disparition.
La trajectoire du recueil est celle, ordinaire, d’une acceptation dont le texte même porte témoignage puisqu’à la noirceur sans fond de la disparition s’oppose le mouvement de l’écriture. C’est donc à un travail de ravaudage auquel le lecteur est convié qui ouvre sur le corps gisant et se ferme par le simple « c’est ici que la mort finit » (103).
L’auteur se tient au plus près de ce qu’il cherche à traquer, à tracer, refusant les larmoyantes envolées lyriques, l’épanchement languide par où s’écoulerait un complaisant pathos. La parole est grave, comment ne le serait-elle pas ?, mais simple et précise, dépourvue de toute emphase. Nulle violence, nul anathème, nulle rage, mais une douleur mélancolique, tenue en laisse, qui s’exprime par la grâce de métaphores où la blessure est « sable noir », l’agonie « ultime oiseau sur les lèvres », les pleurs « forêt dévorant les yeux » (89) et les réveils « de mandarine sèche » (33).
Mains, yeux, lèvres, visage, dans leur nomination générique, dépouillée, recomposent le souvenir charnel de l’absent mais c’est le verbe qui se fait chair pour reconstituer la possibilité d’un après où la pierre, le galet, « ce caillou source » (46), impuissant à empêcher la mort qui vient, marque cependant la permanence, contredit la disparition, témoigne que cela fut.
La présence et le regret se font, pour l’essentiel, « bouche » : orifice du souffle, de la parole, de la voix qui énonce, marque du vivant, organe par où s’expérimentent aussi le désir et ce qui ne sera plus : « la mort a jeté dans ta bouche un papillon de plâtre » (38). Bouche et voix scandent le poème, leitmotiv capable de dire à la fois la présence et l’absence, le regret et la lumière que le poète n’ose plus espérer.
L’écriture de Gabriel Zimmermann, toute en retenues et nuances, tisse un lien ténu, fragile « comme le grésil » (84) pour tenter simplement de maintenir une présence.
Le vers sera la voie par où la douleur peut sinon disparaître du moins s’amenuiser, être rabotée à la lame des mots, faire place à un passé qui fut heureux et qui peut ainsi faire retour sans désespoir : « de toi / je parlerai avec des mots / heureux » (93). La douleur sera comme une « un hommage de fleurs séchées » (96) « et alors l’aube parviendra à la bouche » (103) « comme un souffle neuf, naissant, naissant ».
C’est le temps qui est interrogé, les « traces de l’éphémère », quand la vie est brutalement écourtée. La douleur étouffe et efface le monde tangible, « la terre trempée » ou bien « les feuilles / Criblées, (car) seuls les pleurs survivent » (11). Là est le départ de l’écriture au moment où est atteint ce qui semble point de non retour, un no futur, et c’est l’écriture qui permettra de rédimer « le jour qui allait à sa mort » (11) quand bien même « nier la blessure » serait vain, quand bien même, à la fin du poème, les mots n’auront pas vaincu l’absence.
« Depuis la cendre » nous atteint par son écriture suspendue, nue, et pourtant riche en métaphores lumineuses, frêle construction de bambou et de toile, vibrant cerf-volant dans le ciel enténébré, et parce qu’à chacun Gabriel Zimmermann aura murmuré mezzo voce sa « cendre intérieure » (89), aura composé ce chant qui n’a rien de funèbre, constat amer d’une absence désormais éternelle ouvrant cependant sur « une faim de lumière » (103).
Il faut lire « Depuis la cendre », pour ses images, pour sa musique, qui ouvrent une voie littéraire afin de survivre à la perte, en même temps que l’auteur interroge la manière de l’écrire, d’en faire un objet poétique.