Le bûcher sera doux de Florentine Rey par Jean-Pierre Suaudeau

Les Parutions

13 juin
2019

Le bûcher sera doux de Florentine Rey par Jean-Pierre Suaudeau

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« Laver l’habitude de vivre »

 

Ouvrir « Le bûcher sera doux » de Florentine Rey (FR) c’est s’exposer à une navigation en eau tumultueuse, fouetté par les embruns et le vent enivrant, étourdissant du grand large. On craint l’échouage, le naufrage, on craint de perdre pied. On a tort : à la barre, FR maintient fermement le cap et nous conduit en des terres connues d’elle seule.

 

« Le bûcher sera doux », huitième recueil de l’auteure, est composé de 132 vignettes n’excédant jamais la taille de la page, 132 textes ramassés, en prose ou vers libres pour se dire, au gré de la vie, des jours, de l’amour qui surgit, du moi qui s’énonce, se construit ou doute. Tercets, quatrains, listes, inventaires, simples déclarations ou aphorismes d’une seule ligne, FR fait feu de tout bois, varie les approches, les musiques, les couleurs mais toujours la fantaisie, l’onirisme dominent, subvertissent le réel en y apportant une note d’étrangeté capable de le reconsidérer car il s’agit de faire la guerre aux clichés (101), de laver l’habitude de vivre (39).

 

Poésie lyrique, poésie du souffle, de l’énergie, de la vitalité, où l’humour, la fantaisie dérèglent les convenances, perturbent la bien-pensance, déconstruisent les lieux communs, les images convenues, les tabous. FR défriche, mais avec élégance, à coups de sécateur ou de serpe plutôt que de machette, avance dans le jardin luxuriant de l’existence où abondent autant le végétal que l’animal.

Si faune et flore occupent une place importante dans le texte, la poésie de FR se garde bien de faire l’éloge d’un quelconque sentiment bucolique lié à une nature supposée enchanteresse : l’univers de l’auteure est éloigné, sinon géographiquement, du moins poétiquement, de celui de « L’Astrée ». Même après Francis Ponge, dans une société en technicolor, on ne saurait raisonnablement rêver de navet, de patate, de carotte, de poireau ou d’endive, et pas davantage de limace, de dinde, de poule, de blatte, de thon ou de vers de terre, tous convoqués pourtant dans ce recueil. Simplement, la frontière est poreuse entre le monde et le moi protéiforme, susceptible tantôt d’accueillir le réel : tu vis avec une brouette dans la tête (54) ; tantôt de l’occuper au gré des circonstances : je dis je, sauterelle, vache, fontaine, mer, maison, je et tout le reste, c’est pareil, non ? (138). Le monde et le moi se confondent, indissociablement liés, solidaires.

Le corps, lieu sensible, lieu d’expériences, est sans cesse mobilisé, absorbe la totalité du monde, à la fois comme réceptacle (le corps est un monde à lui seul) et comme extension (le corps englobe le monde) : J’ai un corps et dans ce corps j’ai lieu / ça me suffit 39. Illustration d’un « habiter en poète » radical.

 

Le corps est également enjeu de l’amour, du désir, d’une sexualité solaire, radieuse, capable grâce à un commutateur de faire tourner la terre / plus vite./ Touche ! Il est entre mes cuisses (95) et le poème devient alors chant où l’amour se déploie, s’exerce et quand l’autre soudain manque, le paysage (et aussi bien le monde) perd toute vie : il n’y a plus depuis la fenêtre ouverte qu’à contempler ciel pneumatique, animaux en bois et champ en plastique (80).

 

L’amour ouvre cependant un champ plus large que l’expression d’un sentiment élégiaque car il soulève de multiples contradictions, entre désir de l’autre et perte d’autonomie, entre amour et enfermement comme si l’un n’allait pas, ne pouvait pas aller sans l’autre.

Le constat semble amer : ma vie a passé dans ta maison d’homme, tes murs d’homme et maintenant je ne peux plus sortir, coincée à l’intérieur de toi (114). Heureusement il existe des corbeaux qui ne supportent pas de vivre dans un monde qui rôtit les cailles (33).

Nulle condamnation, nulle aigreur, plutôt une fatalité inacceptable, comme si le surgissement de l’amour ouvrait la boîte de Pandore de ce qui semble inévitable, illustré par le titre même du livre : le bûcher sera doux. Noire ironie qui pousse à questionner le rôle et la place dévolus aux femmes : je suis une chose venue d’un autre siècle / un mannequin sur une chauffeuse qui réclame une place / en vitrine pour montrer ses dentelles / un tablier de ferme cousu d’enfants / une aiguille qui défait les générations / Je suis aussi une brosse en métal qui sait comment / lustrer le diable pour le rejoindre au firmament (21).

 

Pour ce faire, l’auteure, on l’aura compris, évite le discours militant, dogmatique, fermé sur lui-même (aussi juste soit-il), fourbit les armes d’un langage imagé, métaphorique. Même si le poème fait parfois une embardée comme emporté par un trop plein de mots, de colère : il suffit de constater qu’il y a peu de candidates pour extraire le pétrole / dompter la nature et la mettre à sa botte. / Il y a peu de candidates pour enfermer les hommes / les tabasser / les violer / en faire des marchandises (…) Il y a des femmes perdues dans un monde d’hommes / elle traversent la vie à la nage en tenant d’un côté / le réel / et de l’autre / la main de leurs enfants (25). Ou bien : Il manque une moitié du monde au monde (Est-ce qu’on pourrait en placer une de temps en temps ? (116). Dans cette perspective, on sera tenté de rapprocher l’oxymore du titre de celui popularisé par le mouvement « Nuit Debout » : « une autre fin du monde est possible ». Entre nécessaire combativité et perte d’illusions.

 

Pleine de fantaisie donc la poésie de FR, à condition de ne pas l’entendre dans une acception qui teinterait ce terme d’une innocence, d’une naïveté à quoi souvent il est apparenté. Car la poésie de FR est rien moins qu’innocente. Elle s’alimente certes à l’imagination la plus fertile, la plus débridée, mais sans jamais succomber au penchant facile de l’art pour l’art. Au contraire, elle contient une impatiente subversion : mon projet c’est de tout faire péter (43).

 

Facétieuse, onirique, l’écriture de FR l’est, sans conteste possible. On ajoutera : touchante, émouvante (au risque peut-être de fâcher l’auteure), car au delà de l’humour et de la dérision constamment présents, l’émotion sourd, paillette de quartz ou de mica scintillant dans la pierre, entre deux vers, deux phrases, deux images, un appel je t’invite dans mon corps / mon cœur (94), une prière, un murmure j’ai si peur de te perdre à trop te vouloir (71).

 

« La poésie peut peu » dit Christian Prigent. Grâce à FR, la poésie a au moins le pouvoir (en plus de dessiller notre regard, de l’immuniser contre les flashs aveuglants du clinquant) d’infuser au lecteur énergie et dynamisme, de lui communiquer l’envie de devenir, oui, à l’instar de l’auteure : thon, blatte, bonhomme de neige ou brosse en métal. Et de tout faire péter.

 

 

 

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