Émilien Chesnot, in/carne par Antoine Bertot
Les quatre premiers poèmes de in / carne décrivent quatre images d'une origine trouble, mentionnée vaguement lorsque les mots abordent la dernière, « [p]rovenue, comme les autres, d'un appareil photo, d'une caméra ou du fond / mobile et jaune de la mémoire. » Les supports sont instables. La fixité s'ouvre à la possibilité d'un mouvement, et inversement. La mémoire se projette en dehors du corps, à moins que ces photographies ou films incertains imprègnent tant celui qui les regarde qu'ils deviennent fragments de sa mémoire. Et pourtant, ils semblaient lui montrer un inconnu, « l'homme ». Ce flottement se double, pour chacune des images, d'une atténuation des plans qui les structurent comme dans le premier poème où le ciel, à l'arrière-plan (« Derrière ce visage c'est un ciel blanc »), est envisagé autrement à la fin de la description : « J'aurais pu dire : / au fond de ce visage c'est un ciel blanc ». Dans un dernier doute, venant inquiéter la pertinence de la perception et des mots, le lointain est entrevu comme le surgissement de ce que masque le visage. Ce que « l'homme » regarde étend son corps. Il en va ainsi, aussi, de ces images pour le poète.
Celles-ci, concrètement, disparaissent du recueil. Il en est peut-être question à la fin, mais pour en dire la destruction (« L'image brûle ») et la fertilité de cette destruction (« Au pied du portrait de petites fleurs mauves ont poussé »). Elles infusent cependant chaque page. Leurs motifs sont repris, que ce soit le visage et le ciel de la première, le « paysage de montagne » de la deuxième, le paysage maritime de la troisième, le tissu déchiré de la quatrième. On peut suivre, par exemple, les retours du verbe « fendre » au fil des pages. C'est d'abord, dans la quatrième image, la « chemise […] fendue » de l'homme, conséquence d'un accident ou d'une violence implicite. Ce sont ensuite, dans une tonalité plus introspective et détachée, les heurts de l'identité : « J'entasse sur ma tête / et ce qui me fonde / et ce qui me fend. » C'est encore l'apparition surprenante et amicale d'une couleur : « Le cerf a ouvert ses bois de cerf bois de cerf / pour que l'eau bombe son approche / et qu'un sourire bleu fende l'œil ». C'est enfin un geste qui fait remonter une substance enfouie : « […] fendre et l'infusion / d'une résine encore chaude dans l'eau terrestre, noire. » Il y a ressassement, mais chaque reprise provoque des ruptures, échos légèrement déformés (« Écho l'identique moins fort / volée d'oiseaux blancs ») ou résonances (« En un point / n'avoir de la vie / que la résonance ») d'une image, d'un paysage, d'une sensation.
Les poèmes du recueil donnent en effet l'impression de s'ancrer au plus vif des sensations, précisément quand la matière y accède et leur échappe (« La matière est en odeurs / prêtes à s'effeuiller / plus puissamment vertes. »). De même, le paysage, parfois, n'est plus que touches franches de couleur (« C'est bleu », « et de l'eau noire », « ma sensation du jaune »), et laisse transparaître, d'autres fois, plus fragile, une autre nuance (« forêts je marche / verte intermittence bleue »). Voir et écrire le paysage, en somme, fonde et disperse celui qui s'attelle à cette tâche, de manière brutale (par découpes et cassures), ou de manière plus douce (par dilution, diffusion, dissipation et dégradation). Dans tous les cas, il en va d'une ouverture : « J'esquisse une montagne / son souffle m'épèle / côte à côte. Un intervalle se libère. Je vois l'huile de ma mémoire. » L'enjeu est d'accéder à ce qui sourd, à ce qui se réveille d'un long « coma », de le cerner tout invisible qu'il soit : « Un corps est caché dans cette envolée d'oiseaux synchrone. / Un corps est caché dans la dégradation d'une odeur en mémoire. »
Cela, qui vient au jour, est une absence, mémoire enfouie comme morte, qui teinte soudain l'air en face (« tu entends se formuler dans l'air ce qui advient de ton corps béant... / de ce corps tu cendres le vent ») ou avenir (« oui je courais / entrecoupé d'un long futur »). De ce travail des profondeurs qui affleurent à même le paysage, quelques fois comme déjà formulées par lui (« […] immergé le papier se teinte / de transparence / s'écrit [...] »), les poèmes gardent la trace : les vers en caractères d'écriture droits sont entrecoupés par les fragments d'un autre poème en italique. Poèmes rapiécés donc, comme les blocs peints de Gilles du Bouchet, en regard des poèmes, sont maljoints. Le titre du recueil l'annonçait déjà : l'injonction (« incarne ») est fendue (« in / carne »), et suggère l'impossibilité de prendre corps autrement que dans une perpétuelle scission.