Éric Sautou, Aux Aresquiers par Olivier Vossot
De « faibles vagues ». Comme s’il fallait plus vite encore atteindre au point de dénuement, d’évanouissement, ou bien plus doucement – et y surprendre, puisque tout est là, ne peut qu’être là (sinon rien), suspendue, « quelle lumière »… De nouveau, comme dans C’est à peine s’il pleut (éd. Faï Fioc, 2021) nous longeons la mer (ici, la plage des Aresquiers), plutôt lui faisons face, retenons notre souffle pour le souffle de la mer (« le vent de la mer me reprend »), pour « l’ombre venue ». Ces poèmes sont de la tombée du soir – et d’une secrète exténuation. Jamais concision, dans la poésie d’Éric Sautou, n’a été plus ciselée ni fait sentir, dans sa retenue native, un trouble plus poignant – toute l’émotion de chaque jour, enfouie, semble pouvoir se condenser dans « un reste / de rayon » qui balaie l’étendue. Nous y voyons, mais par « effraction clarté nouvelle » – tendus vers l’instant où entrevoir ce qui reste, où entrevoir, seuls, la lumière qui ne dure que le soir comme un entrebâillement. Là, je ne vis – mais vous viviez (père et mère) – « là – / nous vivrons ».
Le précédent recueil chez Unes, La Véranda (2018), pressait la densité d’instants vécus juste avant (ou juste après) la mort de la mère : des poèmes recroquevillés ou tournant sur eux-mêmes y coulaient, hantés de ne rien savoir ou rien pouvoir, continuum dont les vagues étaient à l’échelle des larmes (« tu écris bien des choses mais ça ne sert à rien / qu’à dormir / ou pleurer »). Dans Aux Aresquiers aussi les poèmes suivent leur cours, mais numérotés, ils apparaissent plus détachés les uns des autres, campent leur extrême fragilité, résistent (ralentissent) lestés de chiffres romains. On dirait que le peu qui arrive alors à se dire doit encore se laisser entendre – cela doit tenir, en suspens (« poésie / est chose de l’air je suis chose de l’air ») – et cela s’échappe (« ce que j’écris // m’abandonne »).
La mémoire elle-même épouse ce flux réduit à un filet de voix – elle est la vie étrangère à soi (« toute chose en mémoire par la vitre du train »). Il ne reste rien de ceux qu’on aimait mal, ou ne pouvait plus ne pas aimer. La plus grande douleur serait-elle d’un deuil avant le deuil ? Qu’y a-t-il encore en moi de vrai, de recueilli, et comment revenir à moi si le plus grand chagrin passe sans être pleuré ? « tu me hantes ou tu hantes / paisiblement ta maison // j’ai voulu pour mieux vivre / te hanter ou hanter / paisiblement ta maison ».
Doucement, les vagues sont devenues des cendres, leurs braises s’éteignent – on peut y marcher, étonné des dernières lueurs jetées, « bientôt la nuit / n’a pas d’autres lueurs ». Leur passage est d’air – beaucoup d’air, de vent marin souffle ici entre les mots. Déjà, dans C’est à peine s’il pleut, on pouvait lire : « laisse / laisse / laisse respirer ». C’est comme si ce livre, Aux Aresquiers, avait germé tout entier de ces deux mots. Ce qui s’y écrit, si délicatement, paraît dissocié, mais ce qu’il laisse entendre est bouleversant.
Dans cette respiration se révèle le « vide où j’écris ». Mais c’est comme si ce vide en soi, non plus seulement bercé de mots mais « envisagé » (« n’importe quel visage »), pouvait réfléchir, sans l’absorber, quelque vérité nue, et rider enfin ou éprouver un peu de « la mer en soi » : « je ne suis pas là non plus c’est vrai / alors je peux l’écrire // tu ne reviendras pas ». Tout au long du recueil passent ainsi, entre de plus « faibles vagues » (toujours justes, émouvantes), des poèmes si denses et désarmés qu’ils éclatent comme des vérités – changeraient tout : « les enfants pleurent et chantent c’est ce qu’ils savent faire / ils descendent du ciel et marchent sans savoir / ils sont le monde qui les aime // – et puis le jour d’après ».
Cette vérité de l’enfance brutalement empêchée se fait plus intérieure dans le poème XVIII intitulé « LA VIS », à la mémoire de la mère. Là j’ai été le rêve d’une autre, étranger à moi-même et décevant, me retourne sur un passé de nuages reflétés – tu es morte sans t’être éveillée : « toutes formes (et couleurs) / vestiges au fond de l’eau // ciel / ennuagé // ce dont on se souvient / qui n’a jamais été // là / – nous vivrons ». La mémoire est criblée, comme de se rappeler qu’on était un autre, mort aussi avec les morts. Ainsi quelqu’un – qu’on a seul été pourtant – « bruit qui bat / de la mer en soi », ne serait plus, n’aurait laissé aucune trace. Et cette « mer / qui n’est pas là à sa façon // ou bien la mer / ou autre nom la mer » (l’épigraphe, de Jorge Luis Borges, dit, elle : La mort, cette autre mer…), n’est-elle enfin l’enfant, sa souffrance ancienne, opaque, abandonnés de ce qu’on a été depuis (« notre père notre mère notre enfant / il pleut il manque de tout – ça ne lui fait plus rien ») ?
Que reste-t-il alors « le jour d’après » ? La mémoire n’a plus qu’à poursuivre son Grand Œuvre d’oubli. Le poème, celui d’Aux Aresquiers, sait l’attendrir, bercer ce qu’il faut d’infime et de délaissé pour en contempler les ruines seules, sans la peur : « bientôt il n’y a plus eu / la seule chose de l’amour ». Là, ce qui souffle de vent me parvient, on me parvient, quelqu’un enfin, où vous pourrez revivre, « là / – nous vivrons » ; vous me connaîtrez, vous reformerez à travers moi l’enfant que vous étiez, le premier enterré, vous me verrez, entendrez avec moi le premier mot d’adieu.