Fiction : la portée non mesurée de la parole (présentation) par Pierre Drogi
Sept essais, éd. Passage d’encres, 2016
Argument
La fiction, c’est-à-dire l’installation du langage dans une zone où le lecteur est prévenu qu’on fait « comme si », retire au langage (et par ricochet au lecteur lui-même) son effectivité et sa responsabilité ordinaires à l’égard du vrai. Le langage et le lecteur s’éprouvent autres, modifiés, déplacés : mis en condition d’expérience qui à la fois vaut et ne vaut pas, sans la gravité ordinaire des actes. Pourtant l’enjeu d’une telle expérience consiste, en déplaçant nos représentations, à en faire éprouver le caractère mobile et changeant et, au terme, à mesurer ensuite, « au-dehors », la portée de nos actes et jugements.
La fiction suspend de fait l’usage que nous faisons des mots en croyant faire usage par la même occasion du monde ou de l’interlocuteur. Suspendant ainsi les identités supposées, dissociées soudain de leur rapport univoque aux choses, les échangeant parfois en projetant le lecteur au cœur d’une parole ou d’un point de vue autre, elle entraîne ce dernier à éprouver, miraculeusement, en plus de notre capacité à nous déplacer dans l’espace et le temps, notre humanité commune et singulière. Elle ré-interroge sans cesse cette dernière en la mettant à l’épreuve. Elle vérifie, expérimentalement, qu’un fond commun d’images et de mots, éprouvable par chaque un, fonde effectivement l’humanité comme humanité (et ce, depuis le premier texte de fiction transmis ou connu).
Ainsi, oui, nous pouvons, même malgré nous, sortir de nous-mêmes, être mis à la place et dans la peau d’un autre. Non, nous ne sommes pas entièrement définis par une forme ou une identité acquises. Nous pouvons vérifier par la fiction que la conscience singulière répond à un dehors, à une question à nous posée tant que nous serons vivants.
*
Cette étude regroupe sept essais de longueurs, de formes et de teneurs différentes, écrits entre 2002 et 2009, tous consacrés à interroger la relation littéraire à travers le terme de fiction. Échelonnés au fil du temps, ils ont représenté, dans une certaine mesure, le laboratoire à partir duquel a été vérifiée ou mise à l’épreuve, ou encore étayée, pour une part, la pratique personnelle de l’écriture sous sa forme dite « poétique » – dont le souci est, on le verra, toujours présent en filigrane.
En dépit du caractère originairement autonome des textes ici rassemblés, issus pour une part d’un séminaire de neuf années mené dans le cadre du Collège international de philosophie, ces sept essais dialoguent et cherchent à se compléter mutuellement. Ils tentent, à partir d’approches multipliées, reprenant parfois le commentaire des mêmes textes ou des mêmes questions depuis des points de vue très légèrement différents, de mettre en perspective la portée d’une parole qui échappe aux enjeux de pouvoir, mettant à nu ainsi le sens même de la relation littéraire. À partir d’une définition renouvelée du terme de fiction - parole gratuite, singulière, responsable - c’est la portée de la parole fictive et ses rapports avec d’autres types de parole que ce livre interroge.
À cet ensemble s’est ajouté récemment un appendice, destiné à reprendre certaines questions laissées en suspens. Si bien que ce livre pourrait à présent décrire un parcours à la fois abouti mais ouvert, marqué par trois élans successifs : une avancée délibérée des thèses, avec lancer et amorçage parfois téméraire des lignes (essais 1 et 2), une partie centrale tentant une première synthèse théorique et presque une définition, mais s’affrontant aussi à une certaine hésitation terminologique (essais 3 et 4), enfin, une reprise des deux élans précédents à la lumière d’une approche plus déterminée du poème à l’égard de la fiction (essais 5 à 7). L’Appendice représenterait cette coda que permet seule la distance, et une tentative d’élargissement, une façon de ne pas s’enfermer dans des thèses qui, tout au long du livre, se seront voulues des jalons, des points de vue ou des mises au point provisoires.