Si et seulement si d'Olivier Apert (2) par Pierre Drogi
« Projection privée » de la voix
Il y a des œuvres pour lesquelles on n’a pas, on ne se sent pas le besoin – l’appétence, la nécessité – de s’éclaircir les raisons qui font qu’on les aime et qu’on les sent justement comme des « œuvres » plutôt que comme des collections de livres. Je pourrais en citer. Le rapport intime qu’on entretient avec elles participe d’une familiarité avec l’étrangeté singulière qu’elles recèlent. Et cela peut empêcher paradoxalement, comme d’un secret, qu’on en parle de façon convaincante.
C’est précisément une double conviction de cet ordre que j’éprouve à chaque fois que je lis Olivier Apert : celle d’avoir affaire à une « œuvre » et non à des livres – c’est-à dire à quelque chose qui s’approfondit, tout en étant déjà perceptible et « là » depuis longtemps, depuis toujours. Et la difficulté à en parler selon ce que je reçois.
Je réagis, lors de la lecture, non pas à des thématiques ni à des images particulières mais à un grain de voix aussitôt identifiable, à une position de la parole inconfondable, à des inflexions qui portent les images et les modèlent, bref à « un ton » – cette chose ésotérique qui touche singulièrement celui qui le reçoit comme une empreinte du singulier au singulier.
Dire Je lis Olivier Apert revient d’ailleurs à dire tout cela.
Ce qui me frappe alors avant tout, lorsque je lis, et de préférence à haute voix (on vérifiera que même les notes de bas de page de ce livre entrent tout naturellement dans la voix et s’y intègrent comme parties prenantes) tient de la scansion. Cette dernière enveloppe la voix et la pensée – ou, dans l’ordre, la pensée puis la voix qui la profère. Voix, en conséquence, faite de nœuds, de constrictions et d’ouvertures, de ralentis, d’accélérés, de rétractions, de pseudo-repentirs, qu’on retrouve ensuite à l’échelle du livre, au niveau de sa composition, marquée par le goût de la rupture et de la musicalité – toujours à sa façon oxymorique. Ainsi le volume inclut-il par exemple, cette fois, une section de chansons.
La parole y scande la pensée jusque dans ses brisures, dans une étonnante adéquation entre dire et dit, verdeur et densité, avancée et repli, confession retenue et ironie mordante.
Rien d’attendu, jamais : où le possiblement « pornographique », à tel moment, tourne au « mystique » ou à sa dérision. La déception de l’attente offre, au terme, mieux qu’attendu – plus de sens – et le texte oblique dans une direction neuve qui tend et retend perpétuellement la lecture.
Le lieu où cette voix se profère et s’entend (salle de projection intérieure et privée) relève d’une solitude qu’on ne pourrait pas qualifier d’absolue puisqu’elle se communique. L’articulation de la voix dans ce lieu mental propre, de « solitude extrême à soi », vise, simultanément, au dépassement de cette solitude, à son abandon – s’adressant à toute solitude. Autrui y est pris en compte dans son essentielle (pascalienne ?) condition.
Il est avant tout, je crois, question d’élucider : l’être-là, la conscience, l’amour (la trinité qualifiée de rimbaldienne, p. 48 : le cœur, l’âme et l’esprit). Dans une sorte de règlement de compte général : avec soi, avec le monde, l’Homme seul-avec-lui-même s’essaie – dans une sobre « tentative d’élucidation » renouvelée – à élucider l’amour, à élucider l’enfance (la solitude qui y fut fabriquée et comment). Le livre pourrait presque sous certains aspects se lire comme un roman, à travers l’évocation de ses différents épisodes.
On y chante la vanité du désir (p. 12, « : la morsure du temps qui salive / & bave glace le souvenir d’un délétère vernis :: »). Mémoire n’est-elle pas calcination ?
Upperground, le livre précédent (éd. La Rivière échappée, 2009), s’achevait presque en Tombeau (de l’auteur), en voix de basse avec des accents testamentaires, faisant craindre pour ses intentions (!), non sans ironie, bien sûr... S’étant tiré le portrait, allait-il tirer sa révérence ?
Si et seulement Si s’ouvre et se prolonge sous le signe d’une double et paradoxale résurrection. Le terme apparaît de façon explicite dans la première suite de textes – mais il peut aussi indiquer le mouvement de remémoration et les résurgences qui innervent tout le livre.
Mention de celle des corps, d’abord, toujours à réinventer [p. 10] : « LA RÉSURRECTION DES CORPS N’EST PAS ÉCRITE *» / *(« j’entends :LA RÉSURRECTION DES CORPS RESTE À ÉCRIRE »).
Résurrection aussi d’une figure tutélaire ancienne, « l’Ange B. ». Celle même qui fournissait à l’auteur le prétexte, en 1993, à une « Tentative de sobre élucidation » à la fin de Femmoiselle, je t’raime (éd. Aencrages & Co). Cette résurrection équivaut à la revisitation, étonnante, ou à la traversée (fantomatique) d’une extase ancienne par une extase nouvelle, dans la distance accrue par le second degré et la mémoire. C’est en effet la mémoire de l’extase et non l’extase elle-même qui est à la fois convoquée et consumée dans une sorte d’ascèse. Tout ce qui est invoqué est aussitôt lâché, dans un tenu-lâcher de la voix contradictoire, au cœur duquel le mouvement de la perte croise celui de l’extase, et le descendant l’ascendant.
Si quelque chose du ton d’Olivier Apert pouvait alors être saisi, ce serait peut-être dans cette façon d’évoquer l’extase, ou ses conditions de possibilité (Si et seulement si…), pour, dans le même mouvement, s’en retrancher, s’en défaire, l’abandonner comme une coque, dans un mouvement complexe de prise et de déprise conjoint, de renoncement qui s’apparente au sublime.
Une extase détachée de tout support, déceptive, dépassée, cathartique : jubilatoire dans son dépassement.