11 févr.
2010
Je suis pour tout ce qui aide à traverser la nuit de Fabio Viscogliosi par Norbert Czarny
Avant, mais avant quoi, au juste ? Avant donc, les choses étaient en ordre et la prose se faisait sinon majestueuse, du moins d'une coulée. Les phrases, les chapitres, tout était dense et bâti comme les temples ou les monuments de marbre. Gravé dans le marbre dit-on.
Aujourd'hui, la prose n'est plus aussi assurée d'elle-même et elle le montre à cent signes. On écrit « roman » en couverture afin d'aider les libraires et bibliothécaires à poser sur les bonnes tables ou ranger dans les rayons. Quand on tourne les pages de Je suis pour tout ce qui aide à traverser la nuit on hésite à le classer parmi les romans.
Poésie irait aussi bien, ou inventaire, ou « le saviez-vous ? », pour reprendre le titre d'une rubrique de magazine pour enfants ou adolescents, on ne sait plus, mais une rubrique qui mêlait l'érudition à l'insolite, qui se présentait souvent comme un bric-à-brac amusant, ce que le roman de Fabio Viscogliosi est et n'est pas.
Amusant, oui. Oh pas du genre à vous faire éclater de rire. Et surtout pas drôle comme on pense drôle aujourd'hui, trop souvent, à la télévision ou à radio, quand rire se fait aux dépens des faibles ou des femmes ou sous la ceinture. En cent cinquante quatre chapitres, le romancier raconte une vie qui est en grande partie la sienne : la famille d'origine italienne, le père plombier chaudronnier, les vacances de l'autre côté des Alpes, l'école, les compagnons de jeu, la solitude. Tout cela qui fait la trame d'un roman autobiographique est là, mais aussi Eddie Cochran et Marc Bolan, Thelonius Sphere Monk et Miles Davis, les guitares Fender ou les oranges d'Erroll Flynn, la question de la perspective et Buster Keaton, Robert Walser en promenade, pour terminer.
Les clés en effet, le romancier vous les donne à la fin, et l'écrivain suisse en est une : Aujourd'hui, il me semble que l'on ne peut rien souhaiter de mieux à quiconque, une bonne flânerie, légère, désinvolte et inutile. » Ce sont les derniers mots du roman et ils le condensent, en disent la philosophie.
C'est étonnant d'ailleurs : le titre et les dernières lignes suffiraient à tout saisir du livre. Des lecteurs pressés (bel oxymore !) pourraient s'arrêter là. Mais on manquerait de l'essentiel. D'abord ce qui aide à traverser la nuit, même la belle nuit italienne, après qu'enfant on a vu le Dracula de Tod Browning, avec un Bela Lugosi plus en forme qu'il ne l'est dans le Ed Wood de Tim Burton. Quant à tout ce qui aide, il faut bien cent cinquante quatre titres et les paragraphes qui vont avec pour le dire. D'où la flânerie, légère, désinvolte et inutile.
La promenade de Fabio Viscogliosi est tout sauf ordonnée. Elle emprunte toutes les routes, celles qui mènent en Italie comme celles qui ne conduisent nulle part. C'est bien le moins quand on flâne. Si l'on sait où l'on veut aller, autant s'arrêter tout de suite et rentrer chez soi. Pour reprendre une expression de Perec que l'auteur aime bien, il « suit sa pente ». Elle descend en douceur dans le flot des souvenirs, savamment désordonné, dans le bric-à -brac des images et des sons qui font son histoire, sa jeunesse. L'écriture de Viscogliosi doit beaucoup, semble-t-il à son goût de la peinture. La perspective, la ligne de fuite voilà le point par où l'on disparaît, au bout d'un chemin. De même sa phrase ou son paragraphe. Il écrit bref, s'en va sur quelques mots mis à la ligne, un « on s'aimait » qui tranche sur les assiettes cassées lors de petits éclats familiaux ou sur un « Qu'est-ce qu'il faisait là ? » qui clôt un roman de Simenon. Il l'écrit d'ailleurs, évoquant dans « Bref », un titre en un mot, un livre bref écrit brièvement. » Calet, Issa, Melville (Jean-Pierre), un père qui travaille dur sur les chantiers (lieux qu'on pourrait élever au rang des Beaux-arts), voilà les références de Viscogliosi. On ne se paie pas de mots, mais tout est dit.
Le tempo. « Tout est affaire de tempo », écrit Chandler. Le mot revient souvent dans les petites proses de Fabio Viscogliosi. Il est musicien et on sent ce qu'il doit au rock, au phrasé nerveux de la guitare, à sa façon de donner l'impulsion puis de conclure, si ce verbe a un sens pour un guitariste. Les Ramones, groupe new-yorkais des années soixante-dix avaient composé un album comptant quatorze titres le tout pour vingt-neuf minutes. Autant dire qu'on ne flânait pas en chemin. Miles Davis s'énerve contre le « nounours » Coltrane dont l'apathie le dérange, lui qui aime ce qui bat, ce qui palpite. Foncer est aussi une affaire de tempo. La BMW du père qui finit dans un fossé, la Lancia qu'il conduira sur la route du Mont-Blanc, encore des voitures qui ont du nerf.
L'écrivain aime filer autant que traîner en route. Les Beach boys en 33 tours quand on devrait les écouter en 45 tours, ça vous permet d'entendre les sons importants, la dimension secrète de la musique. De même quand les ongles de Thélonius Monk frappent le clavier. Quand le narrateur parle des arbres, et des livres sur les arbres, il s'arrête carrément. Les arbres vous appellent, et les oiseaux avec eux, et les étoiles ou les planètes. Il en est souvent question de tout cela. Un beau texte évoque ainsi le personnage féminin sur lequel s'ouvre Le samouraï de Jean-Pierre Melville : c'est un bouvreuil, mort dans un incendie lorsque les studios dans lesquels travaillait et vivait le cinéaste ont disparu. Quant aux étoiles, difficile de n'en rien dire quand on contemple le ciel d'été du côté des Abruzzes.
Viscogliosi aime les titres. Il en fait collection et le fameux lecteur pressé pourrait se contenter de lire la table des matières pour lire ce roman. Aussi bizarre que cela soit, il en saisirait l'essence. Le hasard, l'incongru, l'étrange et le banal guident les pas et la pensée de l'auteur. Dans un chapitre consacré à L'Attrape-cœur, il cite la première phrase du roman magique, incitation à ne pas lire qui bien sûr nous donne envie de contredire le narrateur, et de continuer avec lui. Il aime les historiettes. Mot désuet, la chose aussi. « Légère et désinvolte » rappelions-nous.
L'historiette est la petite histoire qui est la version cachée, secrète, mineure de la grande, celle qui se donne des airs et prétend guider le monde. Dans un très beau texte sur La France (c'est son titre) le narrateur décrit le paysage : « J'aimais les arrêts de bus isolés, les bâtiments administratifs, les collèges en préfabriqué et les ponts désuets. J'aimais l'odeur fumée de la province un peu de traviole, couleur gris tôle, savant mélange de crasse et de fantaisie masquée, celle qui court jusque dans les rues de Paris. La province des œufs mimosa, des carottes râpées et des champs de betteraves immobiles. Le chant des corneilles me devenait familier, je découvrais les bruits secrets de la nature et les vertus de l'écho dans le ventre d'un hangar sédentaire. » C'est ce même goût pour la banalité, le train-train qui l'attire chez Magritte. Le peintre supportait mal le désordre et quand son tapis faisait trop de plis, il le découpait en carrés qu'il jetait au feu.
Arrêtons là. Le bon tempo est chose essentielle. Dans un film de Laurel et Hardy, le premier retarde le mariage du second en complétant un puzzle qui ne sera pas terminé. De même cet article. Juste un mot pour finir. Comme la plupart des romans, celui-ci a une fin, un dénouement. Tragique moment de la grande histoire, celle que racontent les faits divers, l'infra-ordinaire dont parlait Perec. Les parents du narrateur en ont été victime. Comme l'oiseau de Jean-Pierre Melville.