Ma maîtresse forme de Sophie Loizeau (2) par Aurélie Foglia
Sophie Loizeau à haute voix
Sophie Loizeau a conçu Ma Maîtresse forme suivant un dispositif très particulier et, à ma connaissance, tout-à-fait inédit, qui « traduit de l’écrit en dit » afin que chacun « mette sa bouche dans ma bouche », pour reprendre son expression. Comment prononcer ce qu’on voit ? Comment renouer avec l’oralité à l’origine de la poésie ? Chaque page met en regard deux fois le même texte, avec des variations minimes qui précisent quelles syllabes il faut réaliser tout entières, quelles lettres au contraire le lecteur peut manger. La poète a son propre système de notation, qu’elle expose dans la postface. Par exemple, p. 76, « je tir de-la clavicu-le du poulet » : le « e » du verbe s’élide, tandis que le lecteur doit dire « de la » et « clavicule ». Comme l’indique la typographie, le poème du haut est pour l’œil ; celui du dessous, son reflet sonore, imprimé en caractères plus pâles comme si déjà il se désinscrivait de la page, est pour l’oreille. L’auteure propose ainsi une version littérale de l’interprétation. L’écrit élabore sa mise en bouche : il est une partition qui contient sa propre musique.
Ce qu’on entend, c’est la voix de la poète, d’autant plus insistante qu’elle dit comment dire. Sophie Loizeau « tâte de la langue » (p. 30) tout le sensible avec sensualité. Et à travers lui, les grands rythmes de la nature lesquels, loin d’être clichés, redémarrent l’expérience du monde – d’où le sous-titre, indicateur de genre : « Naturewriting ». Le « je » de celle qui parlait, dans La Nue-Bête (L’Act Mem, 2004 / réédition éd. de L’Amandier, 2013), devenue la Diane aux allures mythologiques de la « trilogie féministe » (La Femme lit, le roman de Diane et caudal, écrits entre 2004 et 2012), continue à s’enfoncer dans la mer, dans les forêts, dans le lit du fleuve (la Seine, dans le poème liminaire) et de la lecture. C’est une recherche – une chasse. Il est question, pour Sophie Loizeau, d’éprouver cette place qui est la sienne maintenant. Car le paysage apporte la preuve que différents âges se superposent, quand « des canards sauvages traversent l’autoroute en criant » (p. 34).
On se souvient de l’invention de « l’instase » dans La Femme lit (Flammarion, 2009). À nouveau, nulle tension métaphysique vers un ailleurs. Ce qui prend, secoue et emporte, c’est ce mouvement qui déloge « moi-moi » de sa « coquille » (p. 27). Le « je » sort de soi. C’est pourquoi on trouvera une mésange qui « me prie de réintégrer ma merveilleuse moi » (p. 82). Vagabond, vaporeux, le sujet déménage dans l’espace et fraie avec les autres règnes au point de s’échanger et se confondre. C’est ce pouvoir de porosité qui permet par exemple l’« identification aux baleines » (p. 22), ou le survol de la mer avec un corps d’oiseau (p. 17). De même, ce monostique peut s’entendre dans un double sens : « J’ai eu une maman chatte moi aussi » (p. 66). La poète a-t-elle été la maîtresse d’une chatte, ou, moins banalement, a-t-elle eu pour mère une chatte, c’est-à-dire une femme qui avait pour elle les soins et la fourrure chaude de cette mammifère ? Sophie Loizeau explore quel est son lieu parmi les différents règnes (« Remise à ma place sur la terre », p. 24) ; et parallèlement, quelle est sa place dans la généalogie familiale qui relie toutes celles qui enfantent. C’est pourquoi les personnages seront la grand-mère, la mère, la petite fille, « N ». « Je venais d’avoir six ans quand la mère de ma mère mourut » (p. 79). On dirait un tableau qui s’animerait et ferait défiler les trois âges de la femme.
Ma Maîtresse forme, qui tient entre deux dates (septembre 2013-février 2016), s’apparente aussi au journal : l’œuvre poétique de Sophie Loizeau, attentive à la circonstance et penchée sur le flux autobiographique, est celle d’une diariste (un autre livre de la même auteure doit paraître le mois prochain, aux Presses Universitaires de Rouen et du Havre, La Chambre sous le saule). Ce livre est hanté, même s’il cherche la pulsation d’un « anti-glas ». Il est plein à déborder de la mère emportée par un cancer. Ici, même la nature garde mémoire. « Les rosiers se souviennent d’une femme gaie » (p. 68). Sa présence brille : « La lampe a l’air de maman » (p. 84). Elle se reporte sur les choses qui en deviennent les témoins visibles. Façon de contenir le pathos, par la fermeté du trait et ce regard affectif et profond que porte l’auteure sur le passé présent. Elle qui déjà silhouettait les figures des « Pleureuses » dans Environs du bouc (Comp’Act 2005 / réédition éd. de L’Amandier, 2012), la voici à son tour la « gardienne contre l’illusion de l’aube ». Ce livre est un tombeau, mais il évacue la dimension macabre, sans pour autant lisser ni apprivoiser la mort. « Je ne l’ai pas connue morte » (p. 70). Car ce livre de deuil est inséparablement un livre de naissance, à tout moment. « C’est par le tremble et le peuplier blanc / qu’elle renaît » (p. 48). La terre est femme : elle a des cycles elle aussi. Comme ce cerisier qui « exagère », tant il se couvre de fleurs, elle est d’une incroyable fécondité, de celle qui ne cesse de démentir la mort.
Par-dessus tout, Sophie Loizeau chante écrire, qui est « la liberté toute nue » (p. 28). « Les tâches domestiques », qui pèsent et interrompent, ne la feront pas taire. La discontinuité même des poèmes traduit ce désir inlassablement repris et quitté, et ce geste de revenir. Pour elle, l’écriture a un sexe et elle n’hésite pas à le revendiquer. C’est pourquoi, dans Ma Maîtresse forme, Diane poursuit : elle va à la rencontre des arbres, de la mer, du passé, de la mort, de la vie. Elle se jette dans cette mêlée sans nom. Elle y est. Elle porte, dans son corps et hors d’elle, des fantômes. Elle est personne. Elle est plusieurs. Lancée à travers le monde et le temps, elle jette les clefs au lecteur et laisse sur le papier des traces qui permettent de l’appeler à haute voix, d’appeler avec sa voix.