Théorèmes de la nature de Jean-Patrice Courtois par Aurélie Foglia
Poésie de pointe
Depuis le divorce de la science et de la poésie, au dix-neuvième siècle, on n’en parlait plus. Presque plus. Timidement. Alors il fallait oser. Tirer la poésie vers notre temps. Considérer la langue scientifique et la parler. Faire que la poésie se risque à cette coïncidence et se mêle du/au discours informatif, biologique, écologique qui fait son bruit d’époque. Que la poésie soit la voix de ces voix qui nous traversent. Qu’elle se documente. Qu’elle ausculte les conditions du monde qui est le nôtre à travers sa langue.
Dans Théorèmes de la nature, Jean-Patrice Courtois adopte une forme sobre, le poème en prose, bloc plastique qu’il sculpte de l’intérieur. Il fait entrer dans la poésie un réel proliférant, ses débâcles et ses résistances, son épaisseur et ses interconnexions. Un tel projet implique l’usage d’une langue plus que prosaïque, technique. C’est ce qui produit dans ce livre une si large ouverture du lexique : les choses s’appellent par leurs noms, sans périphrases contournées, que ce soit le numérique ou la biochimie. Il est question de « génome » (p. 84), de « strontium » (p. 86), de ces mots restés jusque-là de l’autre côté de la frontière du « poétique », de façon à rendre visible dans le champ esthétique, pourquoi non, « l’aura » de « l’électronique organique » (p. 114). Inclusif, le poème en prose est l’outil adapté : malléable à la modernité, dilatable à volonté, disponible à toutes ses propositions. Révolutionnaire en ce sens. Voici que la vieille poésie, sans cesse dépassée, archaïsante et jolie, apparaît caduque. Dans ce livre, qui la heurte, la concasse et la change, la poésie parle au présent, et d’un bond elle devance.
Dans cette filiation se rencontre d’abord Lucrèce : Théorèmes de la nature tend à se présenter comme un De natura rerum contemporain. Les poèmes convoquent des documents (p. 85) qu’ils réfléchissent. S’y déploient et s’enchaînent à la manière d’une écologie, reconstruction par le logos du monde vivant, tel qu’il est ou ne sera pas habitable. On y voit à l’œuvre la matière, les animaux, l’homme. L’infiniment grand et l’infiniment petit, redistribués suivant les savoirs et les enjeux de maintenant. Car la « structure ADN » est une « grammaire » (p. 74). Même si discrètement peut être convoqué le regard de l’observateur (par exemple p. 109, le « j’ai vu » d’un répertoire sur la Chine), ou s’il est rapporté à la parole de « l’artiste » arpentant pensivement le littoral (p. 119), le « je » reste secondaire, au profit d’une énonciation universelle neutre et de son corollaire, la perception-description. Car le livre invite à changer de dimension : « Nos jardins ne sont que des nano-segments sous microscope » (p. 121). Il faut que le lecteur accepte de voir autrement : qu’il adapte son œil au logoscope du poème, change de lunette(s) et se perde dans ce qu’il voit (ou ne peut pas voir). Que l’anthropocentrisme traditionnel en soit perturbé au point que l’ordre du monde tremble sur ses bases. Avis à tous ceux qui s’étaient trop tôt placés en haut de la création et divinisés : « Seuls les atomes peuvent relever d’une politique de l’immortalité » (p. 134).
Considérons comment procède le théorème. Il décrit donc démontre. Va vers le vrai restitué dans son opacité. Jette un éclairage neuf. Est un outil de déchiffrement (« Le théorème du confinement irradie la lisibilité », p. 82). Introduit la logique du raisonnement mathématique dans la poésie. Autrement dit encore, importe en poésie une méthode scientifique qui enregistre les avancées de la science. Cherche la formule. Le poète n’observe pas la passivité par rapport aux informations qu’il rassemble : ce livre ne s’en tient pas à un chant lyrique célébrant « les phénomènes dits naturels de la nature » (p. 115). Non, ce n’est pas une ode à la modernité. Il mesure la réversibilité entre « hymne » et « élégie » (p. 113), entre célébration et deuil. Il creuse. Il réfléchit la terre et cherche à y lire les signes alarmants de son devenir. Il enregistre. Le poème en prose se fait palpation inquiète. Les apparences sont atteintes. Le vivant menacé. C’est pourquoi il ne lui suffit pas de parler la langue de bois de la nature ni de répercuter celle, amorale, des scientifiques. Le travail se fait dans la nature à l’intérieur du langage, la poésie interposant sa lentille critique. Ce livre qui déploie tout le spectre de la langue n’est pas l’œuvre d’un scientiste. Ce serait plutôt, en somme, le contraire.
Théorèmes de la nature est une Physique. Et c’est dans le même temps une Ethique, en raison de ce geste encyclopédique qui consiste à embrasser l’étendue du réel et à le passer au crible du regard, contre les préjugés et les prédits, pour les réévaluer dans l’exercice exigeant de la lucidité. En ce sens, Jean-Patrice Courtois engage une véritable politique de la poésie. La conception du cosmos et de l’homme qu’il déploie, si elle répertorie les classifications et la terminologie actuelle des savants, n’est pas mécaniste. Elle ne se laisse pas enfermer dans cet idiolecte sans en faire entendre les inquiétantes résonances post-positivistes et néo-destructrices. C’est pourquoi précisément elle est inquiète. Quelles sont les données du maintenant ? Quelle sera « la forme finale de la chair du ciel », quand tombe le diagnostic qu’il est « touché de maladies » (p. 80) ? Qui est l’homme et quel est son lieu, quand « écrans zombies et claviers zombies habitent là » (p. 79) ? Que penser de ce maître si intelligent qui souille ses réserves et son ciel, saccage et pille sa propre maison ? Comment est-il compris dans « l’ensemble animal global » (p. 121) ? La logique imparable du poème en prose expose cette frénésie sans conscience et les prédations du plus grand consommateur. Elle démontre par exemple « l’apatridie des faits », c’est-à-dire l’ensemble des connexions qui entraînent la fonte de la banquise, et font qu’ « il n’y aura pas de cachette » (p. 58). Car tout se joue à l’échelle mondiale : à l’ère des circulations accélérées, tout est affecté d’un facteur pandémique, et le voyageur devient « sentinelle épidémiologique » (p. 110). Texte dense, texte complexe, texte serré, Théorèmes de la nature a un effet réactif sur les représentations et les discours du monde. Ressource corrosive. La poésie pensive, comme un acide, attaque la langue scientifique qu’elle adopte et interroge, dans une philosophie en acte, notre « existence naturalisée » (p. 16).