Monologue de Ludovic Degroote par Katrine Dupérou

Les Parutions

26 févr.
2013

Monologue de Ludovic Degroote par Katrine Dupérou

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Comment écrire la disparition ? Comment faire avec nos morts ? Que faire de leur absence et de leurs mots ? De ce silence douloureusement vivace qu’ils creusent en nous ? Que faire « du poids du vide » ? Et de ce qu’ils ont fait de nous. Ces questions qui n’en sont qu’une sous-tendent toute la poésie de Ludovic Degroote. Parce que l’être pour la mort que nous sommes est aussi l’être à la vie qui doit faire avec. Essayer de vivre, « entreprendre ce qu’on est, demeurer au bord de sa propre faille, non pour l’entretenir, mais pour ne pas oublier dans quel espace on vit ».

Déjà dans Pensées des morts, paru en 2002 chez Tarabuste, l’auteur les faisait penser, parler, autant dire vivre :

nous ne disparaissons pas / nous continuons par notre absence / nous sommes passés dans la complication des autres / nous ne quittons notre monde que pour entrer dans le leur / nos vies leur mangent le ventre

 

Ludovic Degroote est poète. De ceux qui cherchent et creusent, au cœur de la langue, une forme adéquate à ce qui se dit. Petits blocs de vers où chaque mot semble pesé, soupesé, avant d’être déposé sur le blanc de la page. « comment tirer une forme non tronquée d’un tel état de décomposition, d’où une forme libre si forme libre possible en cas de non tronquerie ou non décomposition de soi-même / Ils en sont venus aux vers ». Une ligne de force où sérier le je et ses enjeux. « notes, fragments, poèmes, bouts de tout, mais en serrant les dents comme un crâne, bien serrer les dents pour lâcher le moins, le moins le mieux, on a beau penser à sa santé, trop de forme vous tue / sales petits morts qui ont laissé des mots partout ». Transformer en « remémorier » cette poussière qui pèse d’être tombée dans l’oubli plombé des vivants.

Monologue continue le travail entamé avec 69 vies de mon père et Un petit viol, respectivement parus en 2006 et 2009 chez le même éditeur. Travail d’écriture « qui travaille à la fois pour et contre sa ruine ». Sachant que l’écriture ne résout rien. « je ne comprends rien je ne démêle rien les poèmes je le croyais quand j’étais plus jeune pouvaient mettre au clair les poèmes montrent le monde ils ne résolvent rien » (Un petit viol, p.31). Les récits de Ludovic Degroote, (le mot recueil se lit sur chacune des trois couvertures, car dans sa mise en je et en risque de la langue, la poésie est toujours là), sont taillés dans le tissu biographique. Mais au-delà des événements intimes traumatiques, ce qui s’écrit dans chacun des livres de Ludovic Degroote est le regard porté sur ces événements. Regard et distance (non pas distanciation) entament une réflexion sur leur évocation. Chaque mot dépose son pesant de vie et de morts.

69 vies de mon père tentait d’esquisser « une espèce d’unité ». De faire tenir, dans la langue, une figure du père. Un père auquel le fils donne sa langue pour qu’il y dépose ses mots. Ses mots de mort. Ses propres morts. Une longue filiation qui tient debout dans la litanie des mots. « Je meurs en 89, 47 ans après Anne-Marie, 49 après mon père, lui-même mort 29 après son père, lui-même mort 28 ans après, lui-même 29, lui-même 42, lui-même 32, lui-même 57, lui-même 27, et au-delà des pères d’autres pères dont certains sans père, et la nuit dit-on des temps, car des temps le nôtre et pour moi fini puisque mort. » Vertige des noms et dates mêlés, comme leurs os sous terre. Rendus à la lumière le temps de l’écriture. Vestiges fixés sur la page blanche comme leurs os. Et leur mémoire, neuve, le temps de l’écriture. Ostinato. Memento mori. Livre dont naîtra, surgie des mots de la mère lisant les mots du fils, la figure de la sœur morte, brûlée vive. Figure centrale de Monologue.

Un petit viol (suivi au verso d’Un autre petit viol, fragments ordonnés, si tant est que l’on puisse ordonner le chaos, alphabétiquement) trace lui les contours d’un autre drame. D’une autre mort. Celle du narrateur adolescent, face à l’inavouable, à l’incompréhensible et à la honte. « En racontant cette histoire je prends le risque de me séparer. » Et de sinon se réparer, de consoler peut-être, un peu, le temps d’écrire, ce fameux besoin de consolation impossible à rassasier.Comment « tirer une forme », arracher à la langue le moyen de dire l’indicible, de penser l’impensable. Descendre dans les méandres d’une conscience enfermée dans une cave. Celle où, à quatorze ans, il a été abusé par un ami de la famille. Descendre au plus profond de soi, sortir du silence qui peuple son enfance. Au-delà de l’évocation du trauma, il s’agit de donner corps aux mots, de redonner corps au corps souffrant dans une implication corporelle vertigineuse et suffocante. « je ne peux pas écrire ça sans respirer fort je ne sais pas si ce sont mes quatorze ans qui revivent en moi ou si c’est ma gorge qui tente de m’étouffer ». Et de transformer le sordide en littérature.

 

Si lire Ludovic Degroote est une expérience éprouvante, en ce qu’elle nous emmène sur des chemins de violence où l’enfance, aux prises avec des douleurs et des mystères trop grands pour elle, à chaque fois s’y trouve saccagée : « ai appris à mourir trois fois et chaque fois dans une part différente du moi à sept ans on me dit ta marraine est morte elle est heureuse eh bien voilà une qui a eu de la chance et qui a fort bien fait de partir puisque tous ceux qui ne sont pas crevés sont devenus morts à eux-mêmes à quatorze ans on me dit mon salaud tu bandes en me branlant la queue joyeusement allons allons énergie vitale te voilà raide avec ta liberté morte. », c’est aussi et surtout une expérience bouleversante en ce qu’elle nous ramène vers ces blocs d’enfance qui en nous aussi s’entrechoquent et résonnent.

 

Autre chemin de violence. Le narrateur a sept ans lorsque sa sœur meurt dans un accident de voiture. Le 8 août 1966 sur les routes d’Angleterre, loin des siens. Monologue est le livre du frère à cette sœur qui d’être morte lui à lâché la main. De l’enfant resté seul, à sept ans, foudroyé par le désastre.

« j’en reviens toujours à toi, comme si le point de départ n’était pas ma naissance mais ta mort, qui a produit ma naissance dans ta mort. »

Construit par fragments de proses sans majuscules ni ponctuation, comme l’était déjà Un petit viol, Un autre petit viol, Monologue, livre d’heures de Godeleine, dit la sœur. La révolte qui traversait l’ouvrage précédent a disparu. Laissant place à une langue comme apaisée malgré la brûlure. Quatre monologues comme autant de chemins de solitude qui n’en forment qu’un, (d’où le titre au singulier) dans lequel le vivant, celui qui reste, d’une même voix dysphonique, écrit la disparition. Le premier monologue est une adresse, celle de Godeleine à son frère resté là, sur le bord de cette route sinueuse où elle (et lui) ont trouvé la mort. Le dernier, l’adresse d’amour et de souffrance de Ludo à Godeleine. Vertigineuse empathie de l’auteur à dire ses morts. Sa sœur. Puis son père. Puis sa mère. Sans pathos. Juste parce que « des voix tombent en nous ».

 « chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures auxquelles nous n’accédons pas toujours, comme si nous demeurions seulement à l’écoute de nous-mêmes au lieu de nous ouvrir aux paroles qui nous traversent et que nous ignorons le plus souvent »

 

 

 

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