Prémonition d'Etel Adnan par Véronique Pittolo
L’apparente platitude du style et la neutralité des émotions, sont-elles une constante de la poésie américaine ? Il est curieux qu’au pays qui a inventé une machine à rêves, à transfert des émotions (le cinéma, Hollywood), les poètes aient adopté un ton distancié pour dire les choses les plus intimes et essentielles.
Le titre de ce petit livre indique une vision extralucide du présent : On doit traverser sa vie de nouveau, celle qui veut avancer…. Une route mentale pour des questions et des réponses à d’autres questions. L’alternance de points de vue, du Je au Nous, aboutit à une dépersonnalisation.
Etel Adnan passe d’une adresse personnelle, Pas de larmes je t’en prie, à des considérations générales, métaphysiques, comme une caméra en surplomb qui viendrait balayer le poème en plan large. Comme dans la poésie de Rosmarie Waldrop, cette écriture est une philosophie de poche qui peut servir au quotidien mais n’en soulève pas moins de grandes questions. A l’image du grand précurseur Walt Whitman, une poésie en marche, optimiste, qui n’exclut pas la mélancolie. Une poésie de l’ailleurs. Adnan a grandi entre la langue grecque et le turc. Puis elle fut professeure d’université en Californie, en anglais, avant de retourner au Liban dans les années 70 où elle travailla dans l’édition de journaux français.
Une vieille dame qui dresse un bilan ? Plutôt un poète sincère qui mêle les genres sans le faire exprès, comme Jabès dans Le livre des questions, poème, aphorisme, essai, pour convoquer les atomes, l’esprit au-dessus des forêts, mais aussi, dans le même élan, déplorer trop de gris, de maladies, de séparation. Et prendre à l’occasion des accents nietzschéens : On peut, sur ces hauteurs, se laver le visage avec de la neige.
Etel Adnan peint aussi, une peinture modeste qui fonctionne mieux de loin que de près. Ses tableaux en séries rappellent Matisse, ou un Nicolas de Staël qui serait transformé par un filtre conceptuel fait de variations colorées, d’obsessions (collines, montagnes, déserts).
J’aimerais souligner enfin l’excellente traduction de ce petit livre, que l’on doit à Eric Giraud et Holly Dye.