Posséder sa clé propre, Anne Talvaz par Véronique Pittolo
Poétesse, essayiste, traductrice, Anne Talvaz, publie son nouveau recueil de poèmes, Posséder sa clé propre. Une clé personnelle et intentionnelle, qui témoigne de l’espièglerie nuancée de cette autrice qui aborde plusieurs genres - journal, chronique de voyage, enquête historique. Plusieurs genres dans une forme privilégiée : le vers, la strophe. Fidèle à la syntaxe du poème, elle choisit de versifier le réel tel qu’il advient, tragique ou anecdotique, deuil familial, visite de musée, voyage à Auschwitz alors qu’elle est enceinte de son fils. Selon les préoccupations du moment, chaque détail devient un événement et permet de relier l’affect à la catastrophe, la petite histoire à la grande. Il en résulte un effet poupée russe du poème, car tout peut entrer dans le vers et la strophe : du sujet insignifiant à la situation exceptionnelle ou absurde. Ce ton espiègle ouvre sur tous les sujets, nivelle les situations, surtout lorsque la banalité prend les allures du fantastique. Ainsi de l’attitude étrange d’un visiteur d’exposition, superposée à la description d’un paysage de Vlaminck. Où quand un blouson à fleurs empêche de distinguer les Nymphéas de Monet, que cette incertitude, ce flou, renvoient au flottement du regardeur incapable de « dézoomer » son souvenir de l’œuvre, parce que visiteurs et selfies hystériques l’en empêchent. Anne Talvaz dresse ici un portrait acerbe de notre époque :
Tout le monde prenait des photos
et cela m’agaçait. Beaucoup posaient devant les Nymphéas
et cela m'agaçait souverainement,
comme si le monde avait besoin de sourires imbéciles
sur fond de Nymphéas …
Toute la planète et sa moitié,
tous affichaient leurs dents
comme des ânes
devant les Nymphéas …
Que ce soit lors d’un pèlerinage à Auschwitz, ou relatant les derniers instants d’un être cher, la poésie adoucit la catastrophe des disparitions anonymes et intimes, et le réel dans sa violence la plus absurde comporte toujours, en-deçà, une dimension comique.
Dans un numéro spécial de la revue Action Poétique *, qui interrogeait la nécessité formelle de distinguer prose et poésie - La forme poésie peut-elle, doit-elle, disparaître ?, Anne Talvaz relevait l'idée que le poète contemporain se reconnaît une dette envers un poète qui n'est pas de sa culture. Elle affirmait : Il faut vaincre l’ennui, balayant d’un revers de la manche ce qu’elle nommait une Querelle des Anciens et des Modernes.
Spécialiste de l'œuvre de John Ashbery dont elle est la traductrice, sensible aux autres langues de la poésie, elle propose des clés pour une liberté formelle par-delà les frontières : le vers existe encore, bien sûr, vers libre instauré il y a plus d'un siècle par Mallarmé, dont les conséquences sont encore tangibles aujourd’hui.
On peut le couper où on veut, cadrer ou décadrer le texte sur une surface somme toute traditionnelle, la page. L'écran reproduit le format d’une feuille A4 en basculant la vision du lecteur au format portrait ou paysage, mais le poème demeure toujours le poème, que ce soit pour aborder des questions métaphysiques, ou tout autre champ de réflexion.
J’ai particulièrement apprécié la manière dont sont interrogés, avec une fausse naïveté, l’impossibilité technique de l’Immaculée Conception, le cocuage de Joseph, le viol présumé de la Vierge :
Il se dit tant de conneries sur Dieu :
qu’il est trois-en-un (comme l’huile),
qu'il est ressuscité (ben c’est qu’il n'était pas mort),
qu'il est né d'une vierge.
Marie est bien est vierge
mais à la naissance du Christ elle ne l'était pas.
Il est difficile de savoir ce qui, dans la Palestine
du 1er siècle avant Jésus-Christ, société fort patriarcale,
a pu se produire.
Par ailleurs, sont également abordées des questions de société rarement présentes dans la poésie contemporaine : dans le poème Je suis grosse, le détricotage de la grossophobie et l’inventaire des situations d’ostracisme, renversent les certitudes réactionnaires d’une époque qui stigmatise avec arrogance, sous le vocable de Wokisme, les personnes en lutte contre toute discrimination (homosexuelle, racisée, féministe, transgenre).
Au sentiment de puissance que j’éprouve
à marcher violemment dans la rue pour que les autres s’écartent
parce que je suis grosse
Le poème ouvre la clé de l’émancipation sans enfermer la poétesse dans des certitudes métaphysiques, politiques, affectives et sociales. Il est question de tout cela dans l’œuvre d’Anne Talvaz.
Je repense au mystérieux sixain de Guillaume d’Aquitaine qui clôt le non moins énigmatique poème, Ferai des vers de pur néant …, avec l’idée que ce sont les autres, l’autre, le différent, qui éclairent la poésie du même. Une clé parmi d’autres :
J’ai fait ces vers ne sais sur quoi.
Et les transmettrai à celui-ci
Qui les transmettra à un autre
Là-bas vers l'Anjou :
Que celui-là m’en renvoie, de son fourreau -
En contrepoint : la clé !
* Action poétique, N°133/134, 1993/94.