Fentanyl flowers, Emilien Chesnot par Véronique Pittolo
Le corps absent.
Sommes-nous entièrement dépendants des flux virtuels ? Aliénés par les ordinateurs ?
Par notre époque ? Par le management et les algorithmes ?
Ce petit livre singulier nous informe que oui, nous confirme avec brio que nous sommes
sous l'emprise du formatage digital et néolibéral : à travers le triomphe du capitalisme
financier, le vocabulaire et l’expression de nos sensibilités sont captés par le système.
Si aujourd’hui des activistes s’agitent « en live » dans les musées ou les pieds dans la boue,
c’est peut-être parce que le corps, le geste, le vivant, sont en manque.
L’ultime outil de contestation face à un monde aliénant et dévitalisé est le corps,
notre corps. Qu’en est-il de notre corps et du temps qu’il traverse, de sa circulation dans l’espace ?
Comment gérez-vous vos flux, vos biens et vos humains, Peter ?
prenez votre temps
nul stress ne gagne
prenez votre temps
la pression n’est pas de mise, en tout cas nôtre
Le livre d’Emilien Chesnot, bref mais dense, constitue une réponse flagrante, ironique et raffinée, à la zombification à laquelle nous sommes astreints dans un univers de câbles, d’écrans, de réseaux, de management et d'évaluations stupides. Notre stress est géré, notre angoisse du lendemain, prise en charge par des algorithmes qui affirment que, quoi qu’il arrive ça ira mieux demain si on suit les indications d’un coach en développement personnel. Notre libre arbitre est absorbé par un canal de compétences binaires, à l’image des smileys moroses/neutres ou joyeux/souriants.
C’est tout cela dont il est question dans ce texte en vers libres, construit et très fluide.
Les acronymes deviennent les télécommandes de nos faits et gestes (HDMI, PDP TV, Blue-ray)pour notre plus grand bonheur, ce bonheur qui autrefois se fichait dans la silhouette de la passante de Baudelaire, ou les joues fraîches des jeunes lingères de À La Recherche du temps perdu.
Comment faire encore de la littérature (de la poésie) avec les données froides et technos de notre époque ? Si on coche une case pour être sûr de la lisibilité d’un produit, où est la littérature lorsque le réel est devenu un vaste laboratoire de modes d’emploi prêts à l’usage ? Acheter en ligne, contracter un crédit, assouvir ses instincts sexuels, ici, maintenant, tout et tout de suite, voilà ce dont il est question ici.
Victor Klemperer, dans LTI, la langue du IIIe Reich, décryptait comment le nazisme avait en son temps infusé le vocabulaire et la terminologie du quotidien. Le cynisme du capitalisme financier a formaté la langue autrement, mais il s’agit toujours d’une réduction et d’une simplification, dans un flottement entre oralité et écrit : harangue, sommation, galvanisation d’un côté, injonction et manipulation de l’autre (du côté cette fois du marketing comme mode de vie).
Emilien Chesnot retourne comme un gant la langue figée du management, et ce faisant, désigne sa vulgarité, sa stérilité, sa pornographie au propre comme au figuré, les passages sur le voyeurisme, plutôt drôles, désamorçant les clichés sexistes du côté du masculin comme du féminin :
si tu ne te jettes pas, Peter, sur ma chatte lustrée bistre,
c’est que tu n’es en rien mâle
Le spectacle depuis Debord, et plus que jamais aujourd’hui, s’est diffusé à l’échelle planétaire comme une nappe anesthésiante contrôlé par les GAFAM à l'heure des plateformes, des zooms, des confinements. Chesnot exagère à souhait ses injonctions et séductions manipulatrices, en poussant le plus loin possible ses incohérences :
… monsieur Johnson, vous connaissez-vous une débilité, une désincarcération à potentiel létal ?
Vous êtes confiant, nous pouvons le voir, et cela nous motive, aussi faites-nous part d’une expérience consommateur par retour de soupçon
aidez-nous dans la durable amélioration de notre qualité produit …
Drogue substitut de l'héroïne, le fentanyl coûte moins cher mais serait 40 fois
plus puissante (des toxicomanes y ont laissé leur vie, pensant qu’il s’agissait d’héroïne).
L’auteur se réapproprie la posologie thérapeutique du capitalisme et l’explose par déclinaison et inventaire absurde, il invente une poétique ravageuse, en jeune poète qui appartient à la génération des hyperconnectés.
Nous devons nous réassurer de la correcte santé financière de votre compagnie
L'outil est une simulation soft aux calculs non-aléatoires
garantis parfaite clarté.
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Notre réseau vigilance s’inquiète et s’ennuie de vos nouvelles
le bilan balancé chèque dessus n’est pas si balancé qu’il aurait dû
Digne descendant d’un Daniel Foucard, dont le style encodé avait ouvert la voie d’une littérature hybride entre science-fiction et langage nourri de culture visuelle, Emilien Chesnot adopte un ton nerveux, dans un flux résiduel où ça check à tout va (comme dans le Novo de Foucard).
Ce contrat social glacé enveloppe le Vous et le Nous qui s’emballent, là il n’y a plus de chair, mais une langue simplement efficace, désincarnée.
Heureusement, la poésie résiste et nous redonne un corps.