Norma Jeane Baker de Troie, Anne CARSON par Véronique Pittolo
Visualise Yves Montand quand tu te tapes Arthur.
La libido comme jeu de rôles et de simulacres, lorsque les partenaires se succèdent sur le canapé du psychanalyste, Homère, Hollywood, Truman capote, Euripide, tels sont les éléments hétéroclites, antiques, modernes, de cette mini épopée remarquable. Poétesse et hélleniste, Anne Carson met son érudition au service d’une écriture transgenre : essai-poème, pièce de théâtre, scénario et mode d’emploi thérapeutique. Le mélange de vers, de prose, de théorie, ne constitue pas le moindre charme de ce livre inclassable.
Un saut dans le temps, et nous voici embarqués auprès des guerriers égarés.
La rumeur
dit qu’Arthur s’est perdu en mer au retour de Troie alors qu’il était avec Norma Jeane. Présumé mort.
Qui va sauver Fritz Lang maintenant ?
La guerre est une régie de cinéma, une explication de textes réduite à des chapitres brefs où se déploie, d’Hélène à Norma Jeane, toute la tragédie du féminin. Dans un monde d’hommes en proie à l’hystérie du pouvoir, je me souviens aussi de la guerre de Giraudoux, qui n’aura pas eu lieu :
Ils veulent faire la guerre pour une femme, c'est la façon d'aimer des impuissants*.
La femme est donc responsable du malheur de l’homme, et la récurrence d’un patriarcat dominateur hante les œuvres classiques et modernes, réservoir inépuisable d’imaginaire, d’écritures. Anne Carson situe son poème anachronique sur les ruines de la Grèce et les cendres d’Hollywood, à une époque où l’Amérique fabriquait les plus belles femmes du monde (Rita, Marilyn), et autant de fantasmes à la pelle. L’échangisme qui conduit du mari à l’amant (Ménélas, Pâris), et de l’amant au mari (Yves Montand, Arthur Miller), s’inscrit dans un chassé-croisé dynamique où les personnages en constante métamorphose inversent les rôles, changent de costume, ne font que passer, dans un casting hallucinant. Tantôt sous les traits de Truman Capote, tantôt dans la posture de Pénélope, Norma Jeane apparaît,
tricotant sous le regard lubrique d’un marin.
Le marin me voit, me lance un de ces (doubleregards)
Dit qu’il n’arrive pas à y croire tellement je lui ressemble, à elle.
Il pensait qu’il ne reverrait jamais une paire de nichons comme celle-là.
On la verra rarement sous les traits de Marilyn, puisque l’actrice doit gérer son image de star explosive, sexuelle, hypertrophiée, encombrante. Une fois redevenue Norma Jeane, elle affronte les teintures et les simulacres :
Vous savez que je ne suis pas une authentique blonde - je dis toujours ce qui compte c’est d’être blonde de l’intérieur… Est ce que je ne devrais pas faire une couleur là aussi pour les poils qui poussent un peu plus bas…
À l’opposé de la star (ou à côté), la légende grecque flotte dans l’imaginaire désincarné des poètes et des dramaturges. Carson choisit parmi les multiples versions (visions) d’Hélène, celle d’Euripide, une illusion, celle qui n’est jamais allé à Troie.
Nous obtenons alors les deux facettes de l’universel féminin : d’un côté une incarnation trop appuyée (femme objet, sex symbole), de l’autre une créature évanescente à jamais invisible.
Est-ce là que se joue l’impossible unité de la femme façonnée par le désir des hommes ? C’est une question laissée en suspens, mais elle est bien responsable du désastre, arme vivante de destruction massive :
En période de guerre, les choses tournent mal. Blâmez la femme…
Toutes ces vies à Troie, toutes ces âmes envoyées sous terre, tout ça en mon nom – qui paye pour ça.
Entre réalité et fiction, la dépressive côtoie la sublime, lorsque Norma Jeane fait des scènes,
enfermée dans la salle de bain, l’air un peu défoncée.
Warhol avait figé, héllenisé Marilyn, en en faisant un blason, une image. Carson lui redonne une consistance charnelle, fragile, imparfaite.
Si vous cueillez une fleur, si vous volez un sac à main, si vous possédez une femme …..
De la cueillette au rapt et de la douceur à la brutalité, se dessine également une dimension politique qui nous interroge, en ces temps perturbés de révélations nauséabondes (viols, incestes), qui flottent à la surface des réseaux sociaux comme une marée noire.
tandis que nous naviguons,
tandis que nous naviguons
tandis que nous naviguons,
sous aucune étoile, pas la moindre,
Au-dessus de nous.
* J Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu