Alias Jacques Bonhomme de Jacques Sivan et Charles Pennequin par Véronique Pittolo
Dans le roman traditionnel, un narrateur me prend la main, je peux m’identifier, les personnages m’attirent, je souffre avec eux, j’attends, je reprends, je suis en empathie. Lectrice, j’espère une vie parallèle, dans le livre, plus exaltante que la mienne. Le réel est absorbé par la fiction dans un contrat tacite entre l’auteur le livre, son lecteur. Il arrive cependant que la réalité soit aux mains de puissances invisibles plus retorses que celles de la fiction (un dérèglement climatique, la morgue du capitalisme financier), que le citoyen soit réduit au consommateur passif, manipulé à son insu. Le rôle de l’artiste, de l’écrivain, est alors de dénoncer cette imposture.
C’est ce que tentent Jacques Sivan et Charles Pennequin dans cet ouvrage jubilatoire, livre jeu, livre circuit, hybridation entre deux niveaux de langage, celui de l’entertainment interactif, et la langue du XIVème siècle, du temps des jacqueries. Aux émanations radioactives se mêlent les voix des compostellans : « jacque nommé jacquet de fransures est complice d’un autre encore ». Jacques Le Sivan observe en Bonhomme d’aujourd’hui ces rebellions d’un autre temps, dans un parcours virtuel où l’intérêt n’est pas de suivre le destin d’un personnage, mais de devenir héros en un clic pour se relever, attraper un virage serré, obtenir un bonus de vie. Outre les addictions qu’elles suscitent, les narrations du jeu vidéo réhabilitent le libre arbitre. L’auteur travelling saute, évite les drones, escalade des ruines, contourne les vignettes slogans d’une armée invisible, la «dangereuse silencieuse Goldman’s sack qui a spéculé pendant et en fonction de l’attentat du 11 septembre». Y a-t-il une hiérarchie dans la violence ? Qu’est-ce qui est pire ? Rôtir un chevalier devant femme et enfants à l’époque d’Etienne Marcel, ou spéculer sur les économies des classes moyennes, en 2008, lors de la crise des subprimes ? Prendre un joystick ou une arme véritable ? Se défendre ? Attaquer ? Chacun reconnaîtra ses ennemis…
L’iconographie colorée, les dessins de Pennequin, interviennent élégamment dans cet ensemble sans parasiter le texte, lui donnant un surcroît de saveur révolutionnaire.