Passer, quoi qu'il en coûte de Georges Didi-Huberman et Niki Giannari par Véronique Pittolo
Le titre de ce livre résonne comme une injonction, adoucie par sa forme hybride : témoignage, reportage, essai philosophique et littéraire. Un long poème de Niki Giannari ouvre le livre, commentaire en vers du film qu’elle coréalisa avec Maria Kourkouta, Des spectres hantent l’Europe.
Ces spectres sont les migrants venus de Syrie, d’Afghanistan, qui stationnent à la frontière greco-macédonienne, dans le camp d’Idomeni. L’incertitude des lendemains les oblige à vivre ou survivre, dans le présent perpétuel de l’attente.
Le poème progresse, mélopée entêtante, les interrogations succédant aux constats mélancoliques.
Est-ce qu’il y a encore de l’espoir ?
Avons-nous encore le temps ?
…
j’ai honte devant les enfants,
qui, têtus, se donnent émus à la vie
La question des migrants (on devrait dire le problème, l’épine honteuse), semble être devenue un sujet pour les intellectuels et les écrivains, comme si la littérature avait une vertu déculpabilisante et curative, qui pallierait l’absence d’engagement. Mais dire n’est pas faire. Combien parmi ceux qui ont signé des ouvrages, récemment, autour de cette question, ont-ils concrètement agi, pour améliorer la situation des réfugiés ?
Ce texte-ci n’est pas un livre de plus pour se donner bonne conscience.
Lucide et limpide, la réflexion de l’auteur soulève de vrais enjeux, en s’appuyant sur quelques références historiques et philosophiques. La mort tragique de Walter Benjamin est rappelée (Portbou, septembre 1940), acte désespéré d’un homme traqué qui fuyait l’occupant nazi.
Les réfugiés d’Idomeni aux petits pieds pleins de boue, font aussi écho à ceux de Calais, de la Porte de la Chapelle, à proximité de nos existences confortables.
Ils passent, et leur passage évoque les trains de la mort qui partaient de Thessalonique vers les camps d’extermination, transportant 98 % de la population juive. Contraint au court terme de la survie, de l’inactivité, le migrant actuel ressent le moindre événement matériel avec un réconfort bref et intense.
Une population qui se forme à partir de son simple désir de passer, mais qui piétine dans la boue pour attendre, interminablement, un verre de thé chaud.
Georges Didi-Huberman interroge la figure du paria, de l’étranger, de l’homme qui fuit un pays en guerre ou un régime politique déliquescent. L’ostracisé. Juif, musulman, communiste, païen, le paria a de multiples visages.
Ses origines culturelles diverses se situent aussi bien dans l’antiquité d’Eschyle (avec la tragédie des Suppliantes accueillies à Argos selon la loi sacrée de l’hospitalité), que dans l’Europe actuelle. Sans verser dans la démonstration rhétorique ou la justification bien pensante, à partir de la pensée de Derrida, l’auteur propose une articulation passionnante entre séculaire et sacré. Il y voit le fondement du politique, où la notion d’identité, archaïque, s’inscrit dans un schéma refoulé, qui reviendrait sans cesse hanter notre monde (Europe, Occident, modernité).
Les sourires sont séculaires et sacrés … Ils sont la contre fatalité opposée à notre clôture.