Calepin #2 par Nicole Caligaris

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Calepin #2 par Nicole Caligaris

  • Partager sur Facebook

 

 

C'est une blague : une photo cadrée serré sur une gorge, masculine, étirée, dans la posture même du visiteur qui la regarde, obligé de basculer la tête en arrière pour viser l'image accrochée très, très en hauteur, elle est de Johanna Piotrowska, mais c'est un petit peu plus qu'une image, une chorégraphie dont le visiteur, la tête renversée, interprète aimablement le geste.

Dans une série de vidéos, elle met en scène des objets ou des mécanismes dont la fonction exclusive est de faire faire un certain geste à la personne qui les manipule. On regarde comme ça un petit système animé, on ne sait au juste si c'est par l'humain ou par l'objet, qui recommence, reprend, refait, répète le même geste sans but, ou sans autre but que produire le geste lui-même.

 

J'écoute, dans une video diffusée par Arte, Mathilde Monnier présenter son spectacle Black Lights, une adaptation chorégraphique de la série d'Arte H24, "24 heures dans la vie d'une femme. Inspirée de faits réels, une série manifeste qui rend compte des violences faites aux femmes au quotidien" dit la ligne de programme, et je l'entends déployer tout l'argumentaire qui a l'avantage de permettre aux programmateurs et aux médias de caser en bonne place ce spectacle dont le thème bien clair fait tilt avec le temps. Elle insiste sur les postures des danseuses, jambes écartées parce que c'est une attitude qu'on interdit aux femmes, aux petites filles, j'avais entendu raconter que les filles ne s'inscrivaient pas en violoncelle au conservatoire parce qu'elles ne voulaient pas écarter les jambes. Les danseuses prennent la parole, disent les textes d'écrivaines mis en scène dans certains épisodes de la série, racontent l'humiliation régulière que subissent les filles dans leur vie sociale, les contraintes qui portent sur la tenue de leur corps, la latitude de leurs mouvements, tailleur obligatoire, talons hauts, injonctions aux attitudes contrôlées, réservées, modestes, et aussi, ce qui est bien autre chose, la cruauté dont elles sont les objets.

J'ai une crainte que la danse-manifeste écrase le mystère de la danse en lui donnant une cause à servir, et une cause simple, une cause entendue. Ce qui agit sur mon imaginaire, de façon plus profondément politique, dans ce petit reportage, c'est une image, celle du corps de certaines des danseuses que Mathilde Monnier a choisies, et qui, sur une scène de danse, répond par lui-même à l'injonction de conformité : la rondeur de Kaïsha Essiane, la soixantaine de Jone San Martin Astigarraga, une tout autre image de la beauté, tout autre image de la prouesse. Mais ce qui me touche, dans ce bref reportage, c'est une petite phrase, celle où la chorégraphe exprime de la curiosité, en l'occurrence pour les expressions des corps soumis à tout ce conditionnement. Je réalise qu'à l'inverse des scientifiques, les artistes expriment peu leur curiosité.

 

Une petite danseuse en tutu rose, dans une pièce intégralement rose, répète un solo devant la caméra de Rineke Dijkstra, en supportant une fatigue qui finit par se voir à la crispation de son sourire déjà professionnel de danseuse, et à certaines expressions de lassitude qu'elle est capable d'effacer tout de suite de son visage. De très jeunes gymnastes, entre enfance et puberté, entre grande minceur et franche maigreur, devant la caméra, chacune à son tour, elles exécutent des figures contorsionnistes qui les transforment en êtres arachnéens, rampants sur le ventre, en corps impropres à la mobilité mais d'une plasticité dont on imagine le coût du travail préparatoire. Elles ne sourient pas, elles, trop concentrées peut-être sur la difficulté de leur performance, elles n'ont pas d'expression sur le visage, sinon, très fugitif, très subtil, un air de fierté qui passe quand elles font bien.

Rineke Dijkstra décide du cadre de ses séquences, et elle attend, je suppose, elle attend non pas qu'il se passe quelque chose d'intéressant mais ce qui va se produire. Qu'est-ce qui va bien pouvoir se produire ? Peut-être que c'est cette attente interrogative et sans projet, qui contredit profondément ce que ses films montrent, les tracas infligés aux enfants dans le but de leur faire accomplir des prouesses.

 

Discipline 9, Sun Ra, Pharoah Sanders, Black Harold, Judson Hall, NY, 31 décembre 1964. Étrange titre que ce mot de discipline pour un morceau comme une dérive de fin de soirée, où toute syllabe traîne un poil trop longuement, où la mélodie est bien là mais sinueuse, dans un jus de souvenir qui la rend incertaine et déviante, et instable. Et ensorcelante.

 

…à suivre.