Calepin #8 par Nicole Caligaris
Bruns, ridés comme deux noix, sans dents, 1 m 50 à eux deux, ils sont assis en tailleur boulevard Richard Lenoir, à l’écart du marché, sur une natte qui a dû leur servir de logis pendant quatre mille bornes de voyage, raclant, d’un archet retapé au scotch et tendu de fil de fer, un petit violon au ventre de mandoline qu’ils tiennent sur leurs genoux. Et l’homme, pendant que je suis plantée, toute seule, essayant de les entendre, se met à chanter en se tournant d’un air coquin vers sa vieille qui a peut-être mon âge et peut-être même moins.
Un balluchon, deux plastiques, un crincrin dont la femme ne tire pas grand-chose, je les ai vus dormir en paix tous les deux, sur un matelas bien arrangé, paré de blanc, en face du MK2 Beaubourg.
Deux ans plus tard l'ami William m'envoie, parmi ses poétiques photos de Paris, celle de la dame, sur son lit blanc, avec son violon.
Et le monsieur, William ? Où est le monsieur ?
William — Il n'y avait pas de monsieur.
Dans un bar à côté de mon boulot qui se trouve, luxe extraordinaire ce matin, à deux rues de chez moi, il passe un tube des années 60 dont j’oublie le titre, du funk. Au comptoir quelqu'un chante la mélodie, un garçon à la voix cassée, pas exactement dans le ton mais avec cœur. La serveuse s’y met. Ça chante à pleins poumons, là-dedans. Le ciel est net, bleu, il fait un beau froid lumineux.
Derrière moi, un type au fort, très fort accent dont je n'arrive pas bien à déterminer la provenance. Il dit qu'ils cherchent du personnel là-bas, dans le huitième, dans le seizième, je comprends qu'il se moque de la loi Darmanin sur l'admission au séjour en France des étrangers employables. C'est pour les jeunes de quarante ans, dit un autre. Mon type à l'accent, quand il avait quarante ans, lui, il courait le marathonne, le marathonne, à New York, et il était balèze.
Dans ce café, le dimanche matin, le serveur que j'ai vu quatre fois me "fait le bisou", quand j'arrive, sur fond d'une playlist de toutes les épouvantables chansons hôns qui ont empoisonné nos années 70, qu'il passe à plein volume et dont il chante par cœur les refrains. Il se régale.
Un homme de mon âge, à côté de moi, écrit sur un cahier, au bic, frénétiquement comme dans le roman de Juan Carlos Onetti La Vie brève, où un certain Onetti, toujours de dos en train d'écrire, colle au personnage qui partage son bureau une rage jalouse, mince alors qu'est-ce que ça a l'air de gazer, pour mon voisin de café, jusqu'au moment où il se lève pour descendre aux toilettes, laissant son sac sur la banquette mais emportant son cahier ouvert à sa page. Qu'est-ce qu'il va faire, avec son cahier, aux toilettes ? Ou bien pour que personne, en l'occurrence moi, seule cliente de cet angle de salle, ne puisse jeter un œil sur ses écrits ? Ou bien pour ne pas rompre le fil ? continuer son texte en faisant pipi ? Comment s'y prend-il, avec son cahier ?
…à suivre