Calepin #9 par Nicole Caligaris
Ce calepin commence à être farci de feuilles volantes, de billets, de bouts de papiers. Une fois glissée entre deux pages l'idée s'évanouit ou plutôt non, pas l'idée, ni même l'envie de l'écrire, mais la force de lui accorder le temps, le travail… les papiers sèchent, prennent les éléments, les accidents, le café, ils se cornent, ils se rabougrissent, comme nous, leur temps passé, ils perdent toute signification.
J'ignore si l'homme habite le monde en poète mais dans les photographies de Johanna Piotrowska, il habite bizarrement l'appartement. Des hommes et des femmes sont représentés nichés dans des réduits bricolés à l'intérieur de l'espace conçu pour eux par les architectes, dans des cabanes de manteaux tendus entre deux étagères, ou par-dessus la table, tout ça évoque l'enfance citadine, privée de bosquets, qui reconstitue avec les moyens du bord son abri archaïque, seulement le jeu s'est absenté, les adultes représentés là-dessous sont simplement là, sérieux, pas tout à fait tristes mais… pensifs, peut-être. J'aime particulièrement une photo cadrée sur un ensemble de portes de pièces qui ouvrent les unes sur les autres, tout une aberration de seuils qui ont l'air de n'être là que pour ouvrir sur d'autres seuils, et indiquer qu'il y a, dans notre monde, des tas d'espaces où l'homme n'habite pas.
Nous sommes confinés, les trois quarts de la planète sont confinés, les gens s'étiolent dans les quarante mètres carrés citadins qu'ils partagent avec conjoint et enfants, l'obsession de chaque instant est de trouver un coin de placard qui ne soit pas totalement coupé de la wifi pour y installer l'ordi, le son dont on ne se dépêtre pas de la journée est "zoom", et ce son mord largement sur le sommeil, nous profitons de notre état dépressif pour reconsidérer notre vie, nous ne le savons pas encore mais dans quelques mois des milliers de foyers tenteront de quitter la grande ville et le petit apparte pour une grande maison au vert dont ils reviendront déconfits, pour beaucoup d'entre eux, quelques mois plus tard encore, comme avaient fait leurs grands-parents avant eux.
Des amis génois font leur promenade kilométrique et se cassent le nez contre la porte close du café de leur quartier, porte barrée par des grilles, et sur la vitre de laquelle quelqu'un a pris un beau feutre neuf pour écrire sur une feuille de cahier qu'il a scotchée à l'abri des croisillons : "Coraggio ! Dio ci ama !", j'ai vu la photo, "Courage ! Dieu nous aime !" Sur quoi un autre a farfouillé dans ses poches pour sortir un bic en état, et gribouiller, en biais à travers la grille : "Pensa se ce l'avesse sul cazzo !" ce qui donnerait à peu près, pour nous : "Qu'est-ce que ça serait s'il nous avait dans le pif !"
…à suivre