Gilbert Sorrentino, (Brooklyn, 1929-2006) : le principe de discontinuité par Nicole Caligaris
"La joie de faire une montagne de rien", voici comment le magistral Gilbert Sorrentino, dont trois personnes en France ont entendu parler, archi-père de la littérature américaine qualifiée de post-moderne par ceux qui savent de quoi il s'agit, voici comment Sorrentino, auteur de romans, de poèmes, de critiques, d'expériences littéraires limites, définit sa propre écriture : « Un souci obsessionnel de la structure formelle, une aversion pour la répétition de l’expérience, l’amour de la digression et de la broderie, un immense plaisir à donner des informations fausses ou ambiguës, le désir d’inventer des problèmes que seule l’invention de nouvelles formes peut résoudre, et la joie de faire une montagne de rien. »
Les romans de Gilbert Sorrentino ne sont pas des romans, ce sont des ensembles. Il compose un récit qui comprend des récits, des pièces disparates, des fragments, il signe l’effritement des ciments de la narration, pour un ordre dynamique, fait de circulations, de contacts et d’échos entre des formes ouvertes. La concentration qu’imposent les textes brefs, la tension entre leurs bords donnent à ses livres cette énergie tonique qui caractérise jusqu’à leur phrase. Ce qui n’est pas raconté est actif, le roman se crée dans les intervalles de ses textes, il naît des vides, des reprises, des rappels, de tout ce qui se passe entre ses éléments. Chaque récit est une pellicule soulevée de l’histoire; et la littérature admet la vision complexe d’un réel dont elle adopte l’incertitude. Les romans de Sorrentino ont ce trait de ne rien établir. Ils représentent un monde dont l'équilibre ne tient pas à la fixité mais aux relations entre les éléments qui le forment, dont chaque parcelle est en tension avec le tout. Depuis son petit centre, chacun des textes reflète le monde ; mais l’ensemble donne un texte d’une autre espèce, obéissant à d’autres lois que celles qui règnent dans les limites de ses fragments, reflet d’un monde dont rien ne permet de saisir la logique qui le détermine. La dimension profonde de cette démultiplication des récits est qu’elle déchoit de son pouvoir un centre qui règle tout. Dans cette destitution, elle met en doute le rapport entre le récit et la vérité, qui est toujours l’énoncé d’une autorité lointaine.
L’impureté est le vocabulaire même de ses narrations. Les heurts des textes disparates, les commentaires critiques, l’ironie, les jeux formels, toutes ces prudences travaillent à inquiéter le discours, instrument de l’emprise sociale qui glisse son imperceptible contrôle au plus intime de tous. Sorrentino introduit l’absurde entre le ciel et la terre. Les formes qu'il adopte repoussent vigoureusement le documentaire dont la nature de ses récits peut créer l’illusion. Il est possible que ce trait explique l’ignorance des lecteurs français à son égard. On n’aime guère, en France, les gens qui ne jouent pas le jeu du roman à thème, miroir tendu à la psyché du lecteur qui s’y voit.
Seulement, l'écriture ne tient pas à l’expression plus ou moins codée d’émotions partageables, pas plus qu'elle ne consiste à représenter le réel. Son enjeu fondamental est de former une expérience dans le langage, une expérience précise, celle d'être en relation avec ce qui n’est pas là. C’est de ce déport, de ce delta que s’occupe la littérature, de tout ce qui, en ne fermant pas le regard de l'homme sur une ligne horizontale, contribue à libérer l'espace intercalaire du jeu poétique.
La littérature de Sorrentino n’est pas inoffensive, elle ne prodigue aucun réconfort et ne contribue nullement à la paix ; elle démonte les illusions de l’homme sur lui-même, elle sape les bases du sentimental ou du social qui est désormais la même chose. Mais, bien que l’homme y soit défait, elle n'est pas une littérature de la défaite : les livres de Sorrentino produisent leur sucre, leur énergie jazz, par la pétante, joyeuse, coruscante, désopilante, extravagante vitalité de son écriture.
Gilbert Sorrentino en français : une sélection
Traduit de l’américain par Bernard Hœpffner
*avec la collaboration de Catherine Goffaux
Steel work, 1970, — * Cent pages, 2010
est un recueil de séquences portraits de jeunes hommes, entre 1937 et 1951. Cet ensemble en mouvement forme le personnage du roman : les garçons de Brooklyn.
Red le démon, 1975 — Christian Bourgois, 1996, * Cent pages, 2010
La méfiance de Sorrentino vis à vis du discours s’incarne dans le personnage de la mémé de Red, dont la perversité repose sur le mensonge, sur la permanente propagande de bonté dont elle masque son sadisme.
Mulligan Stew/Salmigondis, 1979, — * Cent pages, 2007
variation carnavalesque sur Finnegan's Wake ethommage à Flann O'Brien dont Sorrentino reprend les personnages et la structure échevelée, libre, flamboyante du désopilant At swim two birds, et formidable terrain de jeu littéraire, qui chahute le lecteur entre des correspondances vachardes, une pièce de théâtre baroque, des listes et jubilantes fatrasies, des chapitres d'un roman en cours d'écriture, des commentaires des personnages de ce roman, mutinés contre leur auteur médiocre et plein d'illusions sur sa littérature ou génial et profondément dépressif.
Petit Casino, 2002, — Actes sud, 2006
commence par une vanité : une série de photos, qui ont le point commun de montrer, au beau milieu de la vie, un regard fixé sur la mort. Et c’est ce qui circule entre les textes de ce livre, ce point de fixité, ce déjà trop tard glissé dans le cœur palpitant de l’espoir, c’est-à-dire du vivant.
La Lune dans son envol, 2004, — Actes sud, 2009
Des scènes de la vie de couples finissent par composer des variations sur la vie d’un couple abstrait, idéal type de la petite bourgeoisie américaine, dans ses désillusions précoces et ses défaites consommées. Chaque texte est un diptyque composé du récit et de son commentaire, expression d'un point de vue à distance immense des espoirs minuscules qui agitent ces petits hommes.
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