Modalisations par Philippe Beck
Le style ou l'idiome de Lacoue-Labarthe en a frappé plus d'un. Ce mixte de scrupule déconstructeur (ou sens des nuances dans l'époque) et de désir de thèse, il faut le décrire un peu.
L'enjeu de l'idiome, c'est l'éthique de la singularité dans un nombre qui a de la peine. On sent à chaque ligne des textes de Lacoue qu'il s'adresse au nombre des hommes responsables. Les hommes souffrent et sont responsables à la fois. L'éthique de la singularité s'appelle l'idiosyncrasie. Mais une idiosyncrasie non pathologique. Quelqu'un peut être une rigueur à la fois exemplaire et inimitable. Exemple :
« Ces pages, en toute rigueur, ne prétendent pas à la philosophie. Il y va tout d'abord de la plus élémentaire modestie : à quel titre, de quel droit pourrais-je bien me revendiquer comme « philosophe » (... )
La modestie dont je parle devrait être celle de l'époque, qui en manque décidément plus que toute autre (... ) (La fiction du politique, Bourgois, 1987, p. 13, livre le moins déconstructeur ou plus le thétique ou polémique de l'auteur). L'austérité, le rugueux calvinisme (où s'exprime toujours une espèce de douleur de l'interruption du divin, et l'épreuve de la disproportion entre le fini et l'infini supposé - cf. l'épigraphe de La fiction... ) se marquent à l'usage spécifique des modalisations. L'énonciation est fine, rhétorique parce que politique (conformément à l'essence originaire de la rhétorique). Le « dédoublement énonciatif » partage le commentaire entre l'énonciateur et le lecteur. Le « sémantisme » des énoncés en devient plus dense, mais la « connotation autonymique » par quoi la modalisation (« tout d'abord », « en toute rigueur », « décidément »... ) exhibe et assume l'énoncé permet aussi au lecteur de se demander dans quelle mesure il partage la « rigueur » ou le jugement de l'énonciateur. Le texte est la cause et l'effet d'un possible travail sur soi. (Les linguistes invoquent ici un « dialogisme réflexif » ou « interlocutif », les figures d'ajustement co-énonciatif, du type « disons », « comme on dit », etc., les figures d'inadéquation entre les mots et le monde, du type « pour ainsi dire », « je dis bien », etc., et les figures marquant la non-coïncidence des mots à eux-mêmes, du type « c'est le mot », « au sens strict », etc. Toujours, les modalisations ont pour but d'aiguiser le jugement de ceux qui forment des phrases dehors ou dedans. Et d'inquiéter la « communauté ». Les figures idiolectales, fondées sur la non-coïncidence d'un langage à lui-même, justifient d'ailleurs l'élaboration des manières singulières de parler, le recours inquiétant au néologisme, par exemple. Car le sommeil de la raison est la cause du malheur.)
Il faudrait distinguer ici l'idiome qui mêle une prudence et une âpreté, d'une part, et la sensuelle tranquillité de l'idiome de Nancy, d'autre part. Il s'agit de deux styles provocateurs, séduisants, symétriquement inverses. Le style provocateur par abandon (Nancy), indice d'une tranquille aptitude à concilier thèse et déconstruction, et le style provocateur par rétorsion, signe d'un déchirement entre l'assomption de la nécessité de déconstruire les peines de l'époque (les difficultés héritées), d'une part, et le besoin de réponse aux complaisances de l'indécision, d'autre part. (J'ai toujours pensé que Lacoue-Labarthe, maniant le deuxième style, était en cela proche de Derrida, malgré le désir d' « appeler un chat un chat » - d'où aussi l'ultime hommage à Derrida, où L.-L. rappelait la nécessité d' « appeler les choses par leur nom » - s'exprimait alors aussi un désir de thèse sur Derrida.) Est-ce une affaire de théologie ? Il n'est pas sûr que le calvinisme ait un idiome, non plus que le catholicisme. Et les deux auteurs de L'Absolu littéraire ne sont pas respectivement assignés à la part de religion qui les a marqués. Ils sont plutôt chaque fois comme le buvard de Benjamin : « Ma pensée se rapporte à la théologie comme le buvard à l'encre : elle en est totalement imbibée. Mais sëil ne tenait qu'au buvard, il ne resterait rien de ce qui est écrit. » Si Lacoue aimait Deleuze et Spinoza, on dirait que sa pensée affirmative (respectueuse de tout essai pour formuler une thèse) dépend d'une extrême prudence, de la rigueur la plus tendue, du scrupule, sentiment de l'obstacle et de l'absence de droit de l'ignorer. A commencer par l'obstacle à la pensée. La réduction de l'indicible est un devoir, mais pas à tout prix. Le sens de la phrase, la passion des phrases ondoyantes comme une rêverie historienne - Lacoue-Labarthe confie qu'il n'est pas un penseur spéculatif, malgré l'aveu d'avoir la « tête philosophique » - reposent sur un tact, la notion des éléments rythmiques et antirythmiques dans la syntaxe de la pensée ou élaboration des conditions pour une réponse. A cet égard, il n'y a pas de différence fondamentale entre les essais et les poèmes en vers libres, dont ceux de « Phrase », précisément.
Il s'agit de frayer une voie possible dans l'impossible régnant. Et d'un appel ferme et silencieux au lecteur, à chacun, qui doit tirer la conclusion des conclusions. Chacun est renvoyé à ses décisions, et aux décisions communes, aux apories du sentiment de sa propre insuffisance dans l'inconscience des forces de l'histoire.
L'enjeu de l'idiome, c'est l'éthique de la singularité dans un nombre qui a de la peine. On sent à chaque ligne des textes de Lacoue qu'il s'adresse au nombre des hommes responsables. Les hommes souffrent et sont responsables à la fois. L'éthique de la singularité s'appelle l'idiosyncrasie. Mais une idiosyncrasie non pathologique. Quelqu'un peut être une rigueur à la fois exemplaire et inimitable. Exemple :
« Ces pages, en toute rigueur, ne prétendent pas à la philosophie. Il y va tout d'abord de la plus élémentaire modestie : à quel titre, de quel droit pourrais-je bien me revendiquer comme « philosophe » (... )
La modestie dont je parle devrait être celle de l'époque, qui en manque décidément plus que toute autre (... ) (La fiction du politique, Bourgois, 1987, p. 13, livre le moins déconstructeur ou plus le thétique ou polémique de l'auteur). L'austérité, le rugueux calvinisme (où s'exprime toujours une espèce de douleur de l'interruption du divin, et l'épreuve de la disproportion entre le fini et l'infini supposé - cf. l'épigraphe de La fiction... ) se marquent à l'usage spécifique des modalisations. L'énonciation est fine, rhétorique parce que politique (conformément à l'essence originaire de la rhétorique). Le « dédoublement énonciatif » partage le commentaire entre l'énonciateur et le lecteur. Le « sémantisme » des énoncés en devient plus dense, mais la « connotation autonymique » par quoi la modalisation (« tout d'abord », « en toute rigueur », « décidément »... ) exhibe et assume l'énoncé permet aussi au lecteur de se demander dans quelle mesure il partage la « rigueur » ou le jugement de l'énonciateur. Le texte est la cause et l'effet d'un possible travail sur soi. (Les linguistes invoquent ici un « dialogisme réflexif » ou « interlocutif », les figures d'ajustement co-énonciatif, du type « disons », « comme on dit », etc., les figures d'inadéquation entre les mots et le monde, du type « pour ainsi dire », « je dis bien », etc., et les figures marquant la non-coïncidence des mots à eux-mêmes, du type « c'est le mot », « au sens strict », etc. Toujours, les modalisations ont pour but d'aiguiser le jugement de ceux qui forment des phrases dehors ou dedans. Et d'inquiéter la « communauté ». Les figures idiolectales, fondées sur la non-coïncidence d'un langage à lui-même, justifient d'ailleurs l'élaboration des manières singulières de parler, le recours inquiétant au néologisme, par exemple. Car le sommeil de la raison est la cause du malheur.)
Il faudrait distinguer ici l'idiome qui mêle une prudence et une âpreté, d'une part, et la sensuelle tranquillité de l'idiome de Nancy, d'autre part. Il s'agit de deux styles provocateurs, séduisants, symétriquement inverses. Le style provocateur par abandon (Nancy), indice d'une tranquille aptitude à concilier thèse et déconstruction, et le style provocateur par rétorsion, signe d'un déchirement entre l'assomption de la nécessité de déconstruire les peines de l'époque (les difficultés héritées), d'une part, et le besoin de réponse aux complaisances de l'indécision, d'autre part. (J'ai toujours pensé que Lacoue-Labarthe, maniant le deuxième style, était en cela proche de Derrida, malgré le désir d' « appeler un chat un chat » - d'où aussi l'ultime hommage à Derrida, où L.-L. rappelait la nécessité d' « appeler les choses par leur nom » - s'exprimait alors aussi un désir de thèse sur Derrida.) Est-ce une affaire de théologie ? Il n'est pas sûr que le calvinisme ait un idiome, non plus que le catholicisme. Et les deux auteurs de L'Absolu littéraire ne sont pas respectivement assignés à la part de religion qui les a marqués. Ils sont plutôt chaque fois comme le buvard de Benjamin : « Ma pensée se rapporte à la théologie comme le buvard à l'encre : elle en est totalement imbibée. Mais sëil ne tenait qu'au buvard, il ne resterait rien de ce qui est écrit. » Si Lacoue aimait Deleuze et Spinoza, on dirait que sa pensée affirmative (respectueuse de tout essai pour formuler une thèse) dépend d'une extrême prudence, de la rigueur la plus tendue, du scrupule, sentiment de l'obstacle et de l'absence de droit de l'ignorer. A commencer par l'obstacle à la pensée. La réduction de l'indicible est un devoir, mais pas à tout prix. Le sens de la phrase, la passion des phrases ondoyantes comme une rêverie historienne - Lacoue-Labarthe confie qu'il n'est pas un penseur spéculatif, malgré l'aveu d'avoir la « tête philosophique » - reposent sur un tact, la notion des éléments rythmiques et antirythmiques dans la syntaxe de la pensée ou élaboration des conditions pour une réponse. A cet égard, il n'y a pas de différence fondamentale entre les essais et les poèmes en vers libres, dont ceux de « Phrase », précisément.
Il s'agit de frayer une voie possible dans l'impossible régnant. Et d'un appel ferme et silencieux au lecteur, à chacun, qui doit tirer la conclusion des conclusions. Chacun est renvoyé à ses décisions, et aux décisions communes, aux apories du sentiment de sa propre insuffisance dans l'inconscience des forces de l'histoire.