L'Affaire Novalis et l'idée de la précédence par Philippe Beck
« Un moi ne commence pas » (Novalis)
« Toutes les questions de poétique sont lourdes, parce qu’elles engagent, plus que d’autres, la totalité du langage, la totalité du rapport de la langue à la tribu (Mallarmé), qui la parle et l’entend. » (L’élargissement du poème)
« Oui, inoubliables sont pour la poésie le rôle et l’enjeu qui auront été le sien au commencement – et c’est peut-être du fait même de ce lien insécable avec un passé perdu qu’elle est elle-même inoubliée, qu’elle est elle-même toujours là. Parfois (souvent) de façon pesante, parfois de façon inconséquente, mais aussi, parfois, de façon vraie – pour de vrai. » (ibid.)
L’élargissement du poème de Jean-Christophe Bailly[1] rassemble, dans une visée « programmatique » (au moins découverte après-coup), des textes publiés de 2002 à 2015. Le titre suggère l’alliance de deux phénomènes, contre le poétisme désastreux, c’est-à-dire la poésie fausse (un « estampillage ») : a) une extension du genre du poème, qui implique une libération de son régime et une « émancipation de son matériau » (la poésie gagnerait en intension ce qu’elle gagnerait en « extimité », en sortie et en force commune dehors), et b) un affranchissement à l’égard du genre du poème comme tel – d’où le privilège accordé au geste de Ponge (le parti de la prose du réel) et à l’essai après Barthes, descendant du premier romantisme (« L’essai, une écriture extensible », 2013), pour l’avènement d’une « littérature générale ». Il y a là une ambiguïté concertée (certains diraient : une ambivalence), qui fait l’intérêt et le problème du livre : contre l’intention de certains textes où la double question de la forme et du genre n’est pas du tout invalidée, il risque de suggérer à son tour une sortie de la poésie hors du poème façonné en vers (seraient-ils hétérométriques) et la péremption d’une chose dont on maintient le mot : une postpoésie. Ainsi, « L’Autre de l’homo faber ou les enfants de Bartleby », de 2007, évoque « une attention donnée aux formes, ou à la formation ». Bailly sait que Baudelaire tient à l’idée que la prose « musicale sans rythme et sans rime » soit encore appelée « poétique » ou « lyrique ». Il cite d’ailleurs (au chapitre consacré en 2011 à l’essai, précisément) le célèbre passage de la Lettre-préface aux Petits poèmes en prose. Les textes groupés ici ne sont pas alignés dans l’ordre du temps, si bien que tel chapitre, daté de 2003, garde sa pertinence (son actualité intempestive) aux yeux d’un prosateur également poète (Basse continue), dans l’unité des deux gestes différenciés. L’avant-propos explique la préférence pour une répartition ou un « tuilage » avec « recoupements » et « échos » des textes rassemblés, au rebours d’« une simple succession chronologique » : une synchronie, une verticalité bâtit un système de ricochets. Si je parle de ce moment, 2003, pour commencer ou recommencer un dialogue lecteur (recensant l’ouvrage qui vient de paraître, je suppose l’effort de Contre un Boileau pour interroger La fin de l’hymne, de 1991, dans « ce rapport silencieux et perplexe fait du croisement de deux regards »), c’est qu’à cette date, il y a douze ans donc,Bailly n’est pas loin de dire que l’essentiel de la littérature d’aujourd’hui se joue dans le poème comme tel. Le chapitre II de L’élargissement..., « Un chant est-il encore possible aujourd’hui ?», dit en effet tout de suite : « Le poème est à la fois la forme littéraire la plus ancienne et celle qui est le lieu le plus actif du renouvellement formel. (Par exemple, aujourd’hui, - je le dis, parce qu’on ne le sait peut-être pas, en tout cas pas assez, le poème est le lieu d’un travail de renouvellement considérable.) » C’est une précision en passant, mais une indication considérable, et non réitérée. Le livre ne l’approfondit pas, et contribue à la publicité d’une réalité : le cœur travailleur de la littérature se trouve dans le poème vrai. Le point est de dire si le poème vrai est dans un poème réel (un poème présent et regardant le présent) ou dans l’idée de la poésie qui, de Novalis à Agamben, Lacoue-Labarthe et Bailly notamment, est égalée à la prose (« La poésie est la prose parmi les arts » est la formule de Novalis dont l’écho rebondit dans la modernité depuis la thèse de Benjamin consacrée au romantisme allemand.[2]) Le lecteur en retire le double sentiment que la remarque à propos du « renouvellement considérable » est datée (elle peut commencer et finir à une date où le réel de la littérature vraie est décelé dans des poèmes contemporains) et qu’elle survit à l’instant de sa formulation, en synchronie, précisément, puisque le livre décrit, non pas l’évolution d’une pensée, mais ses possibles involutions (les chapitres ne sont pas datés au fur et à mesure, et les dates et circonstances de chaque essai sont indiquées en fin d’ouvrage), ses encoches ou ses ricochets cohérents. Une prose est-elle l’idée régulatrice de tout poème ou la poésie l’idée régulatrice de toute prose ? En tout cas, la question du deuxième chapitre (et du volume entier) n’est pas, ou pas immédiatement : « Un poème est-il encore possible aujourd’hui ? » Il s’agit d’une double question, plus précise ou exacte, c’est-à-dire de deux aspects du même problème : « Un poème lyrique est-il encore possible? » (« Le chant est-il périmé sous la forme du poème versifié ? ») et « Un chant non strictement poétique, un chant informel, la forme sans forme d’un chant, est-il possible maintenant ? » La première, dans la lignée de Baudelaire et de son idée d’une « prose lyrique », en cache une autre : « Un poème est-il toujours un chant ? » La seconde engage le sens de l’élargissement souhaité : « Y a-t-il une littérature sans chant maintenant ? » Le chant doit au moins s’exposer à la sobriété ; l’intension du dire l’expose au danger que sa force devienne emphase – et détruise l’intensité d’une adresse, ou d’une possible communauté des êtres parlants différenciés. La sobriété dont Benjamin puise l’idée dans la pensée du poème selon Hölderlin reste en jeu dans l’interrogation de la forme du poème possible, à la fois poème vrai et poème réel à l’époque du lyrisme conditionnel. Tout le livre suppose, après Celan, qu’il y a peu de vrais poèmes, capables d’évoquer ou de laisser retentir un commun rapport aux intensions du dire, une fois que s’est épuisée l’idée d’un « chant général » (d’un chant collectif et non d’une « littérature universelle » exprimée singulièrement). Bailly sait également qu’à cet égard il y a peu de vrais romans, même si « ce qui se creuse ou se fore sous l’étiquette « roman » » est une « extraordinaire diversité » des « styles » et des « formats d’intention » (2013), et même si le dernier mot du volume est laissé au « roman colossal » dont parle Novalis, « le plus grand penseur du romantisme allemand » (« Ralentir », 2012) : « la prose » n’est pas mieux accessible que la poésie. Mais la critique des poèmes réels se proportionne à l’extrême responsabilité attachée à l’idée de la poésie dans la vie commune des êtres de langage (« une responsabilité considérable, inversement proportionnelle à sa réalité distribuée », dit l’ « Avant-propos » de 2015) : la disposition à de la prose est aussi en danger de perdre toute force, sans même parler de toute emphase, si elle ne se rapporte pas à l’idée du poème, au péril de l’intensité expressive. Il faut encore dire comment le poème vrai doit se rapporter à l’idée de la prose. La prose n’est pas l’autre du chant ; elle est, selon Bailly, ce qui tient le chant dans l’axe d’une justesse du ton timbré eu égard au monde dont le « roman colossal (...) en grand et en petit » (Novalis) n’a pas « trouvé son éditeur » (« « Nous » ne nous entoure pas », 2014) L’idée de la prose, c’est l’idée de la sobre intensité du dire.
Le nom de Novalis est brûlant, et le livre de Bailly déclenche à nouveau une Affaire Novalis. Prose désigne à la fois un non-genre, qui risque d’être une informe, et l’autre nom du réel à quoi le poème doit s’ordonner pour garder sa force, ne pas renfermer les mots sur les mots et, simplement, les couper du monde qui leur impose l’exactitude des séquences pour le dire. On ajoutera, cependant, que l’immense majorité des romans publiés n’accèdent aucunement au réel auquel ils s’ordonnent expressément, et le réel de « l’instrumentalisation narrative » (« Vers la sortie », 2002-2003) empêche la sobriété de l’accès (la justesse) : la littérature ne vit de son intension de réalité qu’au regard des phrases qu’elle parvient à réajuster. L’opération d’élargissement, sous le nom de Baudelaire, est donc un ajointement de Baudelaire (du poème objectif en prose) et de Zukofsky (du poème objectif en vers) : ce que le livre ne décide pas, c’est si, au titre du roman, le poème doit retrouver l’épique en sacrifiant le vers. Certaines décisions sont impliquées ou esquissées : que le récit est le propre du roman ou de la nouvelle, non du poème désormais. La raison de ce « décrochement historial » n’est pas précisée : le refus du poème narratif, esquissé d’emblée, doit tenir au diagnostic de l’impossibilité du poème épique maintenant, au moins en Occident (Hugo est ici le nom-limite mentionné). Mais le vers (j’entends le vers libéré demeuré vers et non le vers-ligne ou de la simple prose coupée) contient-il en soi une pulsion épique (une précipitation expressive et participative, mythique), qui détruirait la juste intension de l’adresse dans le monde dispersé ? C’est le point que n’aborde pas le livre. L’un des derniers essais en date a précisément pour titre : « A partir d’une pensée de Novalis » (2015). Il est placé au premier chapitre de L’élargissement... Ici, le modèle de la marche est proposé comme le transcendantal rythmique de la danse. Novalis est cité : « La représentation du monde interne et celle du monde extérieur se constituent parallèlement – en avançant – comme le pied droit et le pied gauche – mécanisme significatif de la marche. » Bailly ne propose pas ce modèle malherbien (pongien) au hasard. Il sait bien que, dans sa Lettre XI à Chapelain (de 1656, publiée en 1857 par Tenant de Latour), Racan rapporte la comparaison, attribuée à Malherbe, de la prose à la marche et du poème à la danse. Et la marche est encore rapportée au principe de Novalis « Moi = non-moi ». Dans la perspective de Rimbaud, l’ennemie de la littérature, c’est la « poésie subjective », « horriblement fadasse ». Mais l’amie de toute littérature, c’est encore ce que Rimbaud même appelle déjà une « poésie objective » qui ne rythmera plus l’action, mais sera en avant. La poésie subjective n’est pas le tout de la poésie lyrique ou du « chant poétique » et de son pas gagné (de sa marche rythmante). La question du chant (de la danse) est sans doute abordée loin de toute hostilité au lyrique comme tel. La danse littérale cherche son transcendantal dans un pas qui fonde l’élan. Rimbaud le cherche dans le travail à la forme : « Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez. - Toujours pleins du Nombre et de l'Harmonie, les poèmes seront faits pour rester. - Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque. » « En attendant, demandons aux poètes du nouveau, - idées et formes. Tous les habiles croiraient bientôt avoir satisfait à cette demande : - ce n'est pas cela ! » Mais Rimbaud rencontre son paradoxe : le poète « devra faire sentir, palper, écouter ses inventions. Si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c'est informe, il donne de l'informe. » Qu’est-ce que « trouver une langue » si elle est à la fois déjà donnée et refusée ? C’est la chercher dans un paradis dispersé (« Grelots, 2011) où la « dimension archaïque » (2003) est conjointe en tension avec « un impératif catégorique d’innovation ». Cette dernière expression de Bailly est peut-être ironique, mais, prise littéralement, elle signifie que le nouveau n’est pas négociable : l’innovation n’est pas un impératif hypothétique. S’il n’y a pas nouveauté, il n’y a pas poésie ou action du poème (modification d’un état du langage). Cette exigence de nouveauté ou de modernité est en droit applicable à toute prose, à toute marche qui cherche son rythme exploratoire.
En 2003 (et 2015, donc), Bailly distingue la poésie, « un état », et le poème, « une action ». Le poème peut donc excéder la poésie. A ce point de vue, le poème doit excéder la poésie, comme l’action (la démarche vivante) donne vie à l’état. Poésie ne désigne « que le corpus total des poèmes » ou « l’ensemble de ce qui est venu comme poème depuis la nuit des temps. » Dire que le poème agit, c’est dire qu’il mouvemente le langage, lui imprime un pas chercheur : « le poème est le genre de l’agitation ». En lui, « à chaque instant », « la masse de la langue » est présente et « alertée ». Alerter, c’est ranimer ou recommencer : « le poème commence toujours. » « Dans les autres formes d’écriture (narratives, discursives, dialoguées), l’avancée s’ouvre en taillant son chemin à partir de ce qui a été dit. » Le poème, lui, « est sans précédence ». L’engrangement ou l’empilement « brique par brique » bâtit « des maisons de sens ». Le poème ne suppose rien s’il est inchoatif : « s’il traverse et rencontre la narration ou le discours », il « ne construit pas de maison, il n’est qu’un hall d’entrée, une suite de halls d’entrée d’où à chaque instant l’on peut ressortir. » Il y a deux sortes d’agitation du langage : l’agitation qui plie visiblement les phrases « en direction d’un but » et l’agitation qui le déplie pour qu’il s’ouvre comme « éclosion du sens ». Le discours, le récit ou le dialogue, selon Bailly, « installent la différence en l’articulant » : ils rendent possible une éclosion, ils ne sont pas cette éclosion qu’il peuvent intégrer comme écriture. « Le poème serait le lieu d’une plus grande agitation, parce qu’il serait celui de la différence comme telle, de la différence qui arrive ». Le poème rêve une langue « qui ralentirait l’articulation » et serait « surprise » par la différence « à chaque instant » : les autres formes d’écriture sont vouées à écouler la différence. L’articulation se montre et s’ouvre pour éveiller en disjoignant le nom et l’énoncé : « le poème disjoint le nommer de l’énoncer ». Il est « le tremblement du nom », que l’énoncé n’absorbe pas. Le nom est alors « déplacé vers son retentissement ». « Dans l’écoulement normal de la langue, les noms ne doivent pas trembler, ou très peu. » Le tremblement est ce qui tend le recommencement des énoncés, et la tension se réalise par toutes les modalités formelles du poème : l’espace qui interrompt la ligne « signale l’écart du poème par rapport à la linéarité de la prose ». La prose « habite le temps comme un continuum autour duquel elle s’enroule » ; le poème « saute hors de la ligne du temps ». La prosodie désigne l’autre temps du poème, non pas le temps déversé, mais « un temps interne qui s’expose dans le blanc de la page ». Cette exposition dans la « différence spatiale » reporte au papier « la dimension » originairement vocale et sonore du langage, que le poème rêve réellement : il « vient de la voix » comme un « chant adressé ». « Peut-être que de ce feu vocal nous n’avons plus aujourd’hui que les cendres. » La danse morte nous laisse la possibilité de marcher. Quoi qu’il en soit, « la mémoire signifiante du son demeure intégralement liée à la conduite du poème ». « La diction, qui nomme ce souvenir, anime en l’articulant le rêve de langue inarticulée qui est dans le poème. » « Ce rêve est une tension » qui rapporte le poème au chant (la danse paradoxale du dire). La musique, elle, est « tout entière dans l’inarticulé » (Hegel est ici reconduit) : « à cette liaison purement interne » (à une temporalité interne pure), « le poème n’atteint pas », car il reste « attaché au pouvoir de dénomination du langage, qui est son lieu propre ». Cet attachement signe l’attachement du poème à de la prose, au sens déposé dans des suites de noms. Or, cette inhérence décisive (de la danse à une marche), qui est au cœur de l’Affaire Novalis, n’interdit précisément pas que le poème ait « quelque chose de musical » dans la formation de ses noms déliés et réveillés, dans ses présentations formatrices. Il « est la voix du langage, du devenir-voix du langage ».
Le problème est alors le suivant, au plus près des poèmes contemporains : « Pourquoi ces chants brisés, disséminés, à peine chantants ? Qu’est-ce qui est venu ainsi défaire le lien du poème à sa foi, et qu’est-ce qui s’est pourtant maintenu ? » Le chant brisé, c’est à la fois le chant affecté par la prose du monde, dont aucun matériau n’est inférieur ou « vil » désormais, et le chant de la prose (du langage qu’imprime le réel) dans la forme du poème. Le poème exposé à de la prose (qui doit s’y exposer et nullement se tenir au-dessus d’elle) se maintient comme forme différente par le maintien d’un chant à peine. C’est comme un chant inchoatif et suspendu, un chant commun différé, maintenu dans son commencement sans amplification, sans versification épique. On perçoit bien, ici encore, une ambiguïté qui rend insatisfaisant le retrait de la force commune du chant, sans quoi Bailly ne parlerait pas de chants « à peine chantants » : chanter à peine (retenir le chant dans son départ, inhiber l’emphase expressive), ce n’est pas encore aboutir à la sobriété d’une parole à la fois singulière et adressée à chacun. A tout prendre, Bailly fait le pari d’une alliance avec les proses réelles, qui ne subliment pas le matériau commun. Il parie, non sur ces proses, mais sur ce qu’elles impliquent en vérité sinon en réalité : une « attention portée en direction d’objets, de matériaux ou de lieux jusque là tenus à l’écart, parce que jugés trop communs, trop pauvres, trop insignifiants. » (« Ralentir », 2012) (N’y a-t-il pas ici, également possible, ou virtuelle, une alliance avec les poèmes de la paucité, de la réalité la plus prosaïque ? Pourtant, le matériau ne fait pas la forme.) Qu’est-ce qu’un chant ? C’est « un accompagnement du monde » (ibid.). L’homme, qu’il poétise ou non, « n’est pas seul à parler – l’univers aussi parle – tout parle » (Novalis, cité à l’appui). Le monde le précède et l’entoure, et bruisse en ses tentatives de bruissement, en ses essais de phrasés.
Le lyrisme maintenu, après « l’hymne désaccordé » qui a nom Hölderlin (« dernière tentative réelle d’un nouage destinal entre une voix et un peuple »), désigne « le saut hors de la poésie épico-destinale » (2003). Or, ce saut, qui implique solitude et singularité de la voix, suspension du chant général donc, ne veut aucunement « un repli dans la sphère privée ». La solitude du poème singulier doit impliquer un appauvrissement de la figure du poète, qui n’est plus un porte-voix dans le « ruissellement de l’existence ». Le poème se condense en tant qu’il s’expose et il faut « apprendre au poète à marcher dans la rue ». C’est donc le geste de Baudelaire. Marcher dans la rue, c’est « côtoyer la prose, ouvrir le poème à la contagion de la prose ». La prose est, pour Bailly, « le fleuve qui creuse la vallée » depuis la montagne de l’idéalisme. L’ « effusion sans preuves » d’un « continent tonal séparé de la réalité » (la tönende Dichtung, la poésie musicante épuisant le chant), d’une montagne où l’idée chante seule, livre la puissance formatrice à la prose du roman : la poésie « s’oppose, de plus en plus faiblement, au prosaïque » - elle domine à peine le matériau qui lui revient, si elle prétend le dominer. Qu’est-ce que Baudelaire dans la perspective de l’élargissement ? C’est un approfondissement du rêve (du diagnostic rêveur) de Novalis. Ce qui veut dire : le poème en prose est le « point nodal » d’où se libère « ce qui vient comme prose » et ce qui est « effet de prose au sein du poème ». « Il ne faut pas penser le poème en prose comme un genre, mais comme le mouvement d’un genre vers un autre, d’un mode vers un autre. Le poème traverse la prose, c’est-à-dire aussi qu’il se conserve comme poème dans ce mouvement qui l’élargit. Conserver et sauver le poème, c’était se concentrer sur l’idée du poème. » Le « serrement du poème sur son idée » implique la « crise de vers », donc la crise qui, selon « le programme ancien et prémonitoire de la « poésie élargie » de Novalis », exige la traversée de la prose, « un contact discontinu avec l’air du temps », une descente de la montagne. D’où le paradoxe : « quasi contigu d’un côté à l’ « universel reportage », le poème en est de l’autre la plus violente dénégation. » Ce paradoxe conduit aussi à des contradictions à décrire : « c’est chaque œuvre, voire chaque poème qu’il faudrait analyser ici séparément. Et l’on verrait au travail non seulement le Tönende et le Bildende (....) mais aussi le lyrique et l’épique, le long et le bref, la forme-récitatif et la forme-chant, le brisé et le lisse, le spéculatif et le bucolique, le métrique et l’échevelé, le tressé et le linéaire, s’insinuer et disparaître, dominer ou veiller. » C’est la « descente de la tradition dans le moderne » qu’il faut détailler. Le point est alors : « qu’est-ce qui a été assez fort pour protéger le poème de son engloutissement dans la prose comme de sa disparition via l’absorption de son idée par la théorie ? » La réponse est « difficile ». Une montagne n’a pas disparu, ou son rêve, son idée rêvée : elle irrigue aussi la vallée. La réponse doit assumer le soupçon d’Adorno : il y a « une légèreté du langage, dont le poème serait le signe en quelque sorte privilégié » (nous sommes toujours en 2003). « Ce serait l’indestructible fond de chant du poème qui le rendrait impuissant à témoigner ». L’impératif de témoigner de la vallée n’est pas supprimé. Y a-t-il une force formatrice, une capacité de témoignage (d’affection pensée) maintenue dans le « chanté du poème » ? Où commence l’oubli de la marche descendante ? Seule une force formatrice permet le témoignage de ce qui a et peut avoir lieu. On voit pourquoi il faut ici « se demander si le chanté peut être éliminé, si un poème dénué de tout chant est possible. » Il est difficile de dire que le chant, le fond chantant du langage, est irresponsable comme tel, séparé en puissance de la réalité à traverser dans la descente. La réponse est trouvée, non « dans le poème », mais « dans le langage lui-même » : « le fond du poème, ce qui l’expose en deçà même de son idée, c’est aussi le fond du langage. La puissance de chant qui vient au poème n’est pas une invention, elle lui est donnée par le langage. » C’est le langage préalable qui valide la nouveauté d’un chant, sa formation traversante et traversée. On touche ici au plus délicat, car il apparaît bien que, dans la perspective de Bailly, le poème a une précédence, qui est la prose du langage. Le chant a déjà commencé dans la prose du langage ordinaire. La vallée était la condition de possibilité de la montagne ou son transcendantal. La vallée de la prose a autorité sur la montagne de la forme musicale : « s’il y a évasion, elle est entamée dès le commencement, dès qu’il y a langage ». « Ce qui tient le poème au plus près de cet écart natif qui produit le langage », Bailly refuse précisément de l’appeler poème. C’est un chant de prose. Hegel l’appelle le « poème inconscient » ou « non intentionnel ». Le poème vient après l’écart natif et peut être « le retour à peine chanté d’une puissance de formation intérieure à la langue ». Ce n’est pas lui qui forme ; ce que son chant laisse se former ou se reformer en lui, c’est la force de témoignage de la langue, c’est-à-dire du langage traversier. Le transcendantal du poème depuis August Wilhelm Schlegel, c’est le langage, le « médium de la réflexion ». Le chant maintenu, qui maintient le poème (et qui n’est pas « le chant rempli du lyrisme d’autrefois »), « comment le qualifier aujourd’hui », dans la traversée de la « crise de vers » ? « L’abandon des formes régulières disperse la résonance et la déploie » : le vers libre fait résonner le nom dans l’énoncé que diffuse la page. Si la page est un « bloc d’airain » (c’est le pagisme), alors le résultat est une « congélation du poème » : on perd « de vue l’action du poème, en le sacralisant ». L’action du poème, c’est déjà la réceptivité (idée qui, au XIXe siècle, est celle de Keats et de sa capacité négative ou d’Emerson et de son impressionnabilité, et de Baudelaire) : « les choses, contrairement aux muses, ne dictent pas, et elles sont pourtant le dictant. » La prose du monde est le dictant paradoxal du poème, ce qui lui permet de « maintenir le langage dans son état d’agitation ».
D’où un dernier paradoxe, ou une nouvelle contradiction, qui n’en finit pas, malgré tout, avec une sobre « nostalgie » pour le transcendantal du langage résonant (nostalgie ou élégie, « lamento », qui est aussi la loi du régime « sentimental » décrite par Schiller en amont du romantisme allemand) : pour que le poème conserve quelque « capacité formatrice », vu que la solennité et la pose sont les « maladies chroniques de tout ce qui touche à la poésie » et « les symptômes de son affaissement », il faut que « le danger de la solennité soit tout de même présent, maintenu présent dans la décision du poème ». Pourquoi cette nécessaire exposition à une maladie transcendantale de la poésie et de la pensée de la poésie, l’inclination au « drapé de son importance austère »? Parce que la tenue de l’expression en poème, en énoncé exact et battu (que Hegel appelle « expression cultivée » et Mallarmé « effort au style »), « via les choses les plus brutes », est seule capable d’opérer « un lien, une liaison entre le poème et l’Histoire ». L’air du temps (le bruit soufflé en lui) qui traverse la langue ne peut dicter la forme où il se capte : la tenue de l’exactitude est une sobriété exposée, qui cultive son péril pour tenir la ligne de son adresse future, la transmission d’une vérité dans une époque. Pour qu’apparaisse « non plus seulement l’air du temps, mais ce qui le comprime (...) et oppresse la possibilité même qu’il y ait du sens », la tenue de la formation en langue maintient l’idée réelle du poème au cœur du langage égalitaire ou prose de la vallée. Un chant descendant doit bien « glisser entre les mains » de l’époque se refermant. Une ombre qui traverse une poussière est l’ombre d’une force dont les cendres brûlent et montent dans l’air d’un « foyer de sens » : le redépart d’un feu est toujours possible, si le poème (et il n’est pas obligatoire de « faire des poèmes en prose ») résiste à « sa propre institution », à son devenir-monument. Prose est ce qui permet cette résistance ; le poème ne pourrait y résister par soi et pourtant c’est son idée qui fait tenir le chant de prose. « C’est sur le poème que l’ombre portée de l’action s’exerce avec le plus de force » (« L’action solitaire du poème », 2011) Entendons : c’est d’abord par le poème vrai, et selon son idée, que s’exerce une action sur le langage ou le « fond d’émission humaine continue », et qu’une telle action nous dispose mieux à regarder ou affronter le réel soufflant. L’exposition à sa propre solennité périlleuse, un sérieux sans esprit de sérieux, sans en faire une montagne, doit assurer au chant sobre ou prosaïque de ne pas être « le surgeon de sa propre puissance révolue » et lui permettre d’« engendrer du sens comme rien d’autre peut-être ne le peut. » (L’humiliation du poème, si elle se fonde sur l’institution du flot mondain dans l’oubli de la descente de la tradition, donne un jeu verbal sans effet.) Le peut-être de 2011 est important : peut-être le poème vrai agit-il le plus fortement sur les foyers de sens. L’affirmation ne bascule pas dans la négation parce que le poème se trouve dans une double situation. Il est a) distinct des autres genres et b) possiblement repris en eux (ou garanti par de la prose instituée en eux), « voué à la reprise » : « plutôt que comme un genre », il est une « situation de langage », c’est-à-dire « l’absolu de la possibilité du sens », « l’absolu du langage », indépendamment de « la narration ou l’argumentation, dialogue ou l’adresse ». L’ « exposition absolue du langage à lui-même » coïncide avec « une disposition absolue du langage au monde » dans la « libération du nom entée sur l’énonciation et l’articulation elles-mêmes », autrement dit : sur la phrase. Si le poème cultive la nouveauté des noms (néologie conditionnelle) plutôt que la nouveauté de la syntaxe, c’est du fait que le langage est, implicitement, syntaxe des énoncés. La stase aux noms, leur libération, doit s’opérer sous une condition paradoxale : à la fois en tant qu’elle suppose le langage (la syntaxe notamment) et parce que ré-articulant l’articulé, cultivant les noms, elle est « la condition de possibilité d’une phrase à venir. » Le poème suppose donc en même temps la prose du langage et la prose à venir : sans précédent (commençant), il est précédé et continué, sinon accompli, élargissant parce qu’élargi, doublement bordé. Il rend possible, repris, le hall qui fait accéder à la maison du sens ; il aboutit au « phrasé qui irait chercher très loin le souvenir de l’épos pour le laisser déferler sur le rivage moderne ». (En 1930, dans « Crise du roman », Benjamin rappelle : « Pour l’épopée, l’existence est un océan. Rien n’est plus épique que l’océan. Bien entendu, on peut adopter à son égard toutes sortes d’attitudes. Par exemple, s’allonger sur la plage, écouter le ressac et ramasser les coquillages qu’il rejette. C’est ce que fait le poète épique. On peut aussi voyager sur l’océan. On peut le faire pour de nombreuses raisons, ou même sans aucune. On peut partir en mer et puis, au large, aucune terre en vue, rien que la mer et le ciel, entreprendre une croisière. C’est ce que fait le romancier. Il est vraiment solitaire et muet. L’homme épique se contente de se reposer. Dans l’épopée, le peuple se repose après sa tâche journalière ; il écoute, rêve et cueille. Le romancier, quant à lui, s’est isolé du peuple et de ses faits et gestes. ») « L’atténuation de la liberté du sens », si elle est « revendiquée », donne « le pire » et aucune sobriété prosaïque ne peut libérer le poème sans une exposition à la solennité épique, une traversée du rivage océanique : « il y a toujours une courroie qui entraîne le rythmique vers l’épique » (2011). La suppression du résonant dans de la prose sans poème détruirait « le chant de la langue », et la prose même. Sans doute, le poème n’est pas « automatiquement » le « lieu d’une exigence plus aiguë et plus haute que celle de la littérature en général » et des usages fonctionnels de la langue dans l’ordre de la prose du monde ; il n’est pas « magiquement exempté d’une tendance aux significations vagues » qui entretiennent le monde comme il va. Le poème vrai parvient seulement à « maintenir son état de veille dans le langage » pour que « le langage soit une veille ». Il « doit toujours se tenir sur le seuil, dans l’ouverture de l’accès où l’absolument distinct résonne. » Mais l’absolument distinct résonne-t-il pleinement dans le hall de la maison du sens ou dans la maison de prose qui donne sens au point de passage, au seuil ou à l’accès résonant dans ces coquillages que sont les mots ? Il y a, en principe, un « pouvoir formateur de la résonance ». Cette résonance se tient dans l’exactitude du vocable non synonyme (c’est le principe de Celan) : « le rêve d’une forme poétique juste serait » que le « bruit du temps » puisse « s’entendre selon la résonance du distinct, en chaque vocable. Tel serait aussi le poème politique » qui ne serait pas un « chant général », mais le chant d’un éveil commun, d’un voir élargi au milieu des vocables partagés. Cela veut dire que le poème ne peut produire une langue autre. Il n’y a pas de langue autre que celle fournie par les proses dispersées « à travers la terre » (Novalis, 2011) « et surtout pas » un « quelconque sabir ou espéranto », une restitution du « langage adamique ». Le risque de faire de l’océan une montagne demeure.
L’élargissement dont parle Bailly, « infini » en droit, consiste en un jeu indécidable de miroirs ou de paradigmes, où la « véridicité du poème en prose » sert de modèle pour entendre ce qui se joue, par exemple, dans la poésie en vers de Zukofsky. C’est, en fait, un jeu en miroir des modèles du poème : « aucune œuvre (de poésie, de prose, de prose coupée) il me semble, autant que celle de Louis Zukofsky ne parvient à élargir pareillement le poème à la circonstance » (« Grelots, 2011). Le poème en vers (celui d’ « A ») est le lieu où la vérité du poème en prose se révèle dans le vers, à travers lui, mais c’est parce que la véridicité du « poème en prose » a eu lieu comme la condition de ce poème en prose-de-vers, pourrait-on dire, ou, dans le langage de Bailly, « en prose coupée ». Dans « prose coupée », il faut bien entendre une prose, contre la tendance à la « périphrase » (ou circonlocution) que Hegel attribue au poème : « le chemin à la fois droit et errant – allez comprendre – de la « poésie élargie » à laquelle rêva Novalis... » La « dimension épique de chaque instant », l’intensité des circonstances toutes signifiantes, dépend d’une prose, qui peut bien donner lieu à une prosodie et à une métrique : son chemin restera prorsus, droit devant. Le seuil-chemin ne serait pas détour, et le vers (la prose en poème) annoncerait un chemin continué « droit et errant » dans la maison du sens. Alors seulement, chaque seuil, chaque poème en vers ouvert à son devenir-prose (et à sa provenance de prose, selon le principe de la double précédence) pourrait être « le bassin de réception de la circonstance élargie et émancipée ». Il apparaît ainsi que la « prose coupée » est l’autre de la « prose ornée » que refusait Novalis et, malgré tout, « l’accomplissement du poème » où le vers contribue à sa disparition. Mais la recherche doit continuer, et la recherche de ce que vers signifie.
2003 est également la date de l’essai « Rechercher » qui, sans nommer aucun geste, situe la recherche littéraire vivante dans un poème contemporain. « Tout geste d’art se tend en direction d’une forme : une recherche désigne la façon dont vient la forme, dont la forme vient à elle-même. » La recherche « est longue et difficile, rusée et candide à la fois », et à ce point la forme et l’idée de la forme restent liées en tension, car, de même que Baudelaire dit n’avoir pas trouvé ce qu’il « projetait de faire », à savoir une forme du poème en prose ou le poème en prose comme forme, de même Bailly sait que la prose coupée est une définition du vers, non comme forme, mais comme action de la prose sur le vers. Sans doute, « le mouvement vers la forme » peut s’opérer seulement parce que l’idée de la forme est une « force exerçant une pression » sur la forme. Il n’y a pas de « précédence idéale ». Il y a pourtant la précédence et l’accompagnement (le chant) du langage même, c’est-à-dire l’informe d’une forme que Bailly, sans être le porte-parole du monde prosaïque, assigne au poème. Le « pressentiment » qui dicte la forme exacte est encore un pressentiment que dicte le monde même, ou plutôt un état ou un dépôt de celui-ci dans la prose des phrases qui attendent leur relève. Si « la forme est cachée par l’idée qui la libère », c’est en effet que l’idée de la prose est imprenable. Le refus du formalisme se fonde sur la précédence de l’idée de la prose, ou de son réel pressenti : à ce point de vue, la forme « a toujours tendance à devenir forteresse » (état) et, « d’une certaine façon, est toujours de trop. » Mais qu’est-ce qu’une forme qui n’est pas une forme et qui n’est pas de trop ? C’est une forme sans forme – une prose, qui serait comme une pierre ricochant sans cesse sur l’eau sans jamais tomber au fond de l’eau : une surface qui ne pourrait instituer ses effets infinis. C’est une prose infinie qui ne ferait pas une œuvre, puisque « l’œuvre est le sommeil de la formation », la pétrification du corps des formes tombées au fond de l’eau pour libérer les ondes de la surface où elles s’oublient. Cependant, « toute la mémoire de la formation est dans la forme ». Comment produire une prose de la mémoire, une forme de prose et mémorable, qui rende sensible le procès de sa formation ? Comme un poème-essai qui garde en mémoire l’exigence (le rêve) du poème en prose ? Comme un vers nouveau après la crise qui le coupe de sa puissance de formation en mal d’épopée quotidienne, universelle et particulière (dispersée comme un trésor) ? Si Bailly rapporte le réel de la forme à « l’espace d’interprétation transhistorique déployé » autour d’elle, « fait de toutes les réactions que la présentation de la forme entraîne », les expérimentations-expériences, le « nouvel atelier disséminé », la forme même ne sont pas autoritairement assignés aux apprentis de maintenant. Pourquoi ? Parce qu’il y a « une force d’inertie du genre » (« L’essai, une écriture extensible », 2013). Il importe que l’élargissement ou le « débordement latent du genre » (son involution), l’allègement de sa force d’inertie, ne conduise pas « à une dilution : le « genre des genres »[3] auquel déjà avaient pu rêver les romantiques allemands à l’époque d’Iéna n’est pas tant une forme qu’un espace de formation qui s’ouvre devant chaque tentative, pourvu que celle-ci ait décidé de s’écarter d’une formule dictée par un programme restreint purement répétitif. » La vie différentielle des formes dans l’espace d’un genre dicte le programme de formes sans formes grâces auxquelles « la littérature continue » ou advient « comme sa propre infinition ». « Sans cette tension vers plus qu’eux-mêmes, les genres ne seraient que des catégories de rangement. » « Roman, nouvelle, poème, essai et ainsi de suite, il va de soi que cela continue d’exister, mais c’est sur la frange où chaque genre pratiqué se donne la chance d’exister autrement que se joue l’invention du sens. » Le problème, c’est alors de dire ce qui différencie le site moderne du site antérieur où chaque genre déjà, pour exister autrement, se renouvelait en déplaçant ses limites sans les diluer. Le site moderne ne peut émanciper ou libérer le « perfectionnement du genre » par l’exposition à de la prose sans choisir « un affect de genre » pour modèle, qui est précisément l’affect du genre « qui n’est pas un genre », la prose qui n’est pas un état, la prose future : une « intensification de la prose », un « mouvement de celle-ci vers elle-même » s’opère « dans l’essai, pour l’essai et – je l’espère, dit Bailly - par l’essai ». Un genre (moins pesant, moins institué, peut-être) est alors privilégié, malgré tout. « La prose, on le sait, n’est pas un genre (...) : ce qu’elle désigne n’est pas de l’ordre du genre. L’apparition du poème en prose est d’ailleurs venu le confirmer : en même temps qu’une autre voie que celle du vers s’ouvrait au poème, la résonance poétique (et sans doute jusqu’à une certaine qualité de prosodie) étaient offertes à la prose. » Cela même était déjà offert dans l’antiquité sous le nom d’oratio soluta. « Chez Baudelaire, qui n’invente pas la forme du poème en prose mais qui l’institue, la prose désigne moins un état prosaïque du langage que le devenir inaccompli du poème – la prose est une forme à venir, une continuité à inventer. » Le rêve est ordonné au modèle de l’essai où l’écriture pense sensiblement son mouvement. C’est le rêve d’une institution sans institution : celle d’une prose qui doit encore, après Mallarmé (« Biographie »), s’appeler « poème critique » (2013). L’essai est le modèle sans modèle d’une institution générique se débordant, s’infinitisant, parce qu’il est perçu comme « entièrement actif dans la création d’une prose continue, exacte et résonante » : il se définit de sa « tension », et devient le modèle de la prose en poème « moins comme genre que comme ce qui serait à même d’augmenter la fluidité du langage ». Le poème en vers comme forme assignée à un genre risque donc, par la stase au nom qui la caractérise essentiellement ici, d’entraver le versement du flux d’ « une prose ductile, inquiète et vivante ». Dans « Walter Benjamin et l’expérience du seuil » (2011), le nom est encore défini comme « immobilisation momentanée du flux » et suspension du phrasé. C’est une immobilisation ambiguë, qui engendre aussi bien le rêve que la « posture adamique ». La prose comme solution infinie se présente aussi comme l’expérience de la fin du « rêve » du poème, comme si le tombeau du rêve d’un langage futur enfermait l’histoire dans la mythologie et empêchait l’éveil vrai : mais la prose future est encore un rêve, comme le dit Baudelaire au seuil de son volume de poèmes en prose. Il faut toujours « se porter en direction de l’éveil ». Sur le chemin de la forme ou de l’œuvre ouverte, Bailly a raison de citer Hölderlin en 2003 (dans l’essai « Rechercher ») : « l’erreur aide, comme le sommeil ». Une recension, elle-même, essaie de lire sans jamais oublier qu’elle est une « hypothèse chorale », formulée par un « apprenti de son métier » au milieu des autres (« Ralentir », 2012) : « « nous » ne nous entoure pas ». L’idée d’un rêve sobre se rêve infiniment, et entre nous. L’idée du vers peut-elle survivre à la « contagion » du rêve de la prose ? Mais le « vers libre demeuré vers » est aussi l’idée d’un phrasé formé où le nom, résonnant autrement (sans l’orgue de barbarie de la chanson), suspend le mythe de la résurrection des mots de la tribu.
[1] Bourgois, 2015.
[2] Dans une lettre du 12 janvier 1798 à A.W. Schlegel, Novalis parle d’une “poésie élargie”, “poésie de l’infini”, qui “reste poésie” et se trouve “à l’opposé de la prose ornée”. Or, “c’est dans la prose qu’apparaît le médium de la réflexion”, dit Benjamin : « c’est pourquoi la prose peut être dite l’Idée de la poésie. Elle est le sol générateur des formes poétiques qui se trouvent toutes médiatisées en elle et dissoutes, comme en leur terre nourricière canonique. Dans la prose, tous les rythmes sont liés et s’interpénètrent, ils se conjuguent en une unité nouvelle, l’unité prosaïque, que Novalis appelle “le rythme romantique” ». Benjamin (Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand de Walter Benjamin, 1920) cite précisément le fragment 382 du Brouillon général de Novalis : “La poésie est la prose parmi les arts.” Bailly la reprend dans son essai sur l’essai.
[3] Terme du fragment 116 de l’Athenaeum pour désigner la « poésie romantique ». « Le genre poétique romantique est encore en devenir; et c’est son essence propre de ne pouvoir qu’éternellement devenir, et jamais s’accomplir. Aucune théorie ne peut l’épuiser, et seule une critique divinatoire pourrait se risquer à caractériser son idéal. » « La poésie romantique est une poésie universelle progressive. Sa destination n’est pas seulement de réunir à nouveau tous les genres séparés de la poésie et de mettre en contact la poésie avec la philosophie et la rhétorique. Elle veut et doit tantôt mêler, tantôt fondre ensemble la poésie et la prose... » « Le genre poétique (Dichtart) romantique est le seul qui soit plus qu’un genre, et soit en quelque sorte l’art même de la poésie (Dichtkunst) : car en un certain sens toute poésie est ou doit être romantique. »