Avant de publier par Philippe Beck
Qu'est-ce que publier dans un monde où tout se publie ? Arendt indique que le totalitarisme repose sur l'abolition de la différence de la sphère publique avec la sphère privée. Le règne de la publication universelle implique qu'un ordre d'expression ne soit plus réservé au domaine particulier ou intime, non public et pré-public. Il y a un domaine pré-public, parce que toute forme d'expression auprès des inconnus s'élabore premièrement dans la sphère de sa préparation. Là, quand jouent pourtant toutes sortes de déterminations subjectives non susceptibles d'être partagées, apparaît l'ordre du brouillon. La vie particulière, domestique notamment, correspond au domaine du brouillon. Le brouillon est le résultat de la patience quant à ce qui opprime et humilie la subjectivité. Chacun de nos mouvements pré-publics auprès de ceux que nous fréquentons consent, bon gré mal gré, à une lenteur, afin que le moi accède au non-moi. La perfectibilité est la loi de l'attente. Le règne de la patience a tout pour irriter le régime de l'impatience expressive, et c'est pourquoi il y a déjà tant de drames avant l'existence sociale et citoyenne, la vie politique au sens strict. Que l'existence politique des êtres soit à son tour affligée de fébrilités dramatiques vient d'un défaut de consentement à la patience particulière. Et celle-ci subit déjà fortement la tendance à sortir de soi, à ne pas se confiner, tant les "consolidations subjectives" sont malheureuses si elles ne se réalisent pas à la faveur d'un travail sur les compromissions qui blessent les pensées et les sentiments. Le mépris pour le temps du brouillon, lequel exige une série d’illusions préparatoires, compte parmi les explications de la tragi-comédie socio-politique. Il s'agit donc de préciser le moment où le travail d'élaboration mérite de s'arrêter et autorise une intervention susceptible d'augmenter le commun. Avant qu'une telle autorisation se formule au-dedans et au-dehors, bien des contrariétés ou des révélations d'imperfection sont dignes d’intérêt et peuvent contribuer à insuffler une vitalité nouvelle à l'exprimant responsable. Car chaque citoyen n'est qu'un exprimant capable de patience dans le monde impatient. Il connaît ce paradoxe de la vie privée, selon lequel la plus grande impatience risque d'affecter la nécessité d'être lent. L'ambition comprend par conséquent un art de se hâter lentement : le monde nerveux, en effet, ne cesse pas d'attendre chacun en l'éduquant.