Le Moment Caroubier par Philippe Beck
Le vendredi 29 juillet 2022, dans le jardin de Noga Rappaport-Varadi, à Cologny (Genève), entre soleil et nuages, la famille et les amis de Shoshana Rappaport-Jaccottet lui rendirent ce qu’il est convenu d’appeler un dernier hommage. Étrange expression, non parce qu’il n’y avait là rien d’ultime (les larmes de beaucoup ont montré la conscience qu’un temps prenait fin), mais parce qu’il y avait là aussi, en quelque manière, un premier hommage, un hommage inédit. Comment se fait-il qu’un dernier hommage, avant de laisser place à une intense mémoire de ce qui eut lieu, ait tant ressemblé à un premier hommage, et de manière si paradoxale ? Il y a plusieurs raisons au paradoxe. Il y a, d’abord, une manière, propre à Shoshana, d’interdire qu’on l’honore, et j’en sais quelque chose, ayant eu la témérité d’écrire une recension de son livre Milonga, intitulée « L’intensité constante », au risque de ne pas être à la hauteur de ce qu’elle attendait ou n’attendait pas, se refusait à attendre, si énigmatiquement, entre l’orgueil et l’humilité jointe à la pudeur et au doute. Ensuite, nous avons pris conscience, à la faveur d’un commentaire du Talmud (Taanit, 23 a), où est rapportée l’histoire de Honi, « le Traceur de Cercles », combien chacun recommence et aide à commencer, même dans le deuil. Honi était un sage et faiseur de miracles de la fin de l’époque du second temple. Il avait coutume de tracer un cercle autour de lui et de s’y enfermer comme un improbable Merlin pour appeler le Très-Haut à faire tomber la pluie sur la Terre sèche.
Rabbi Yohanan disait : Cet homme juste (Honi) fut troublé toute sa vie par le sens du verset : "Cantique des degrés. Quand l’Éternel ramena les captifs de Sion, nous étions comme des gens qui rêvent" (Ps. 126.1). Est-il possible pour quelqu'un de dormir et rêver sans s’arrêter pendant 70 ans ?
Un jour qu'il (Honi) voyageait sur la route, il aperçut un homme qui plantait un caroubier, il lui demanda : Combien de temps faut-il [à cet arbre] pour donner des fruits ? L'homme répondit : 70 ans. Il lui rétorqua : Crois-tu seulement que tu seras encore en vie dans 70 ans ? L'homme répondit : j'ai trouvé des caroubiers dans le monde parce que mes ancêtres les avaient plantés pour moi, alors je plante ceux-ci pour mes enfants.
L’exil de Babylone, que décrit le Psaume 126, dura soixante-dix ans.
Le 29 juillet 2022, dans le jardin de Noga, nous étions tous comme des caroubiers, mais aussi sans doute comme cet homme qui planta un caroubier en sachant qu’il rendait possible une vie dont il ne verrait pas la fin. Shoshana était un énigmatique mélange de ce sage faiseur de pluie et de ce planteur de caroubier qui savait rêver longtemps et qui sut nous léguer quelque chose de son rêve. Ce rêve, elle l’a fait à son insu, peut-être.