Plein présent de Natacha Michel par Philippe Beck
Puissance de l’explication
Lion Feuchtwanger écrivait il y a près de cent ans, dans « l’entre-deux-guerres » : « En ce qui me concerne, je crois que le seul moyen de changer le monde est de l’expliquer. Si on l’explique de façon plausible, on le transforme discrètement, par l’action permanente de la raison. Seuls ceux qui ne parviennent pas à trouver une explication plausible du monde choisissent de le changer par la violence. » On n’entrera pas ici dans l’examen du pouvoir théorico-pratique que l’exilé de Sanary attribue au roman ; on notera en tout cas qu’il insiste sur la plausibilité de l’explication comme Aristote assignait le réel à la chronique historienne et le possible au poème narratif. L’explication ne se réduit pas à une théorie séparée ; elle n’attend pas l’action, et change le monde discrètement. Discrètement : dans la discontinuité nuancée, par quelque « rameau subtil », qui est la raison devenue langue sur l’arbre-monde. Que le roman de Natacha Michel soit un roman de l’explication au présent (qui ne remplace pas l’action ou la transformation du monde comme il va), c’est bien ce qui ressort de l’importance accordée au verbe expliquer de la page 76 à la page 80, où s’exprime l’art prosaïque de l’auteur (je dirai dans un instant pourquoi, s’il ne s’agit précisément pas de roman poétique, nous devons ici éviter le terme d’art poétique, quoique la métaphore y reçoive une fonction explicative élargie, « non locale »). Il y a une paix impérieuse dans l’explication que le récit déploie, non pas comme théorie de l’écriture, mise en abyme ou réflexivité installée, mais bien comme pratique de la raison narrative. A supposer que Benveniste ait raison (« Le poète compare ; il n’explique ni ne décrit », dit-il dans ses notes sur Baudelaire), l’explication romanesque selon Natacha Michel ne se prive pourtant ni du pouvoir dantesque de la comparaison (malgré la référence in fine à la critique selon Blanchot : il faut « empêcher la comparaison »), ni de la nécessité de différencier la poésie du roman qui en déploie autrement les ressources premières. En quoi l’explication est-elle fondamentale, raison comparante et comparaison plausible ou raisonnable, contrôlable ? Elle n’est pas ce qui, s’efforçant de justifier la vérité, en suppose la défaillance. C’est le contraire qui est vrai : « l’explication (...), c’est enfin le règne du compliqué qui, des plumes sur la tête, descend l’escalier marche à marche comme une vedette de music-hall. C’est la vérité en phrases longues. » « L’explication, il n’y a rien de plus beau que l’explication. » La complication des choses doit s’exposer, montrer plumes et froufrous, ses expressions, et descendre vers tous (descendantalisme), longuement, dans le temps. Une complication des choses appelle à son détaillement présent. Elle implique une présence aux détails composés dans un temps. Et l’explication est affaire de phrases. Les phrases détaillent dans la nuance, dont le bonheur est l’enjeu. La poésie aussi est affaire de phrases, autrement, et non parce qu’il y aurait deux langues ou deux langages. Il y a une profondeur perceptible, une possible exactitude de la langue ordinaire-extraordinaire ; roman et poésie rémunèrent singulièrement la « langue commune » à toute époque se fermant aux phrases qui la pensent. La langue commune s’oblitère et se réapprend dans de la littérature : dans de la lecture.
Pourquoi Plein présent n’est-il pas, et singulièrement, un roman poétique ? C’est que la poésie ne la décore pas. En réalité, jamais la poésie bien entendue (bien vue) ne se décore ni ne décore. Le littéralisme de maintenant, qui croit tout savoir de la métaphore (quand Tortel disait sa prudence aimante sur le sujet), exclut le roman déclaré poétique, où l’ornementation métaphorique est censée éloigner de la rugueuse réalité qui convoque la prose future, la « prose en prose ». La poésie même (qu’elle conserve le terme qui en désigne l’élan ou qu’elle s’y refuse dans le déni) entend la sirène littérale. Mais la métaphore n’est, stricto sensu, que la raison entrée dans l’oreille ; elle ne décore pas la pensée séparée. Boileau a raison contre Boileau. (Là-dessus, Royère, « poète et esthéticien », a écrit des pages subtiles.) Dans L’écrivain pensif, Natacha Michel insistait sur la différence de la langue avec l’écriture : le roman doit faire entendre la langue dans l’explication, et non pas se théoriser dans la rémunération de son écriture. Dans Plein présent, le dénouement articule expressis verbis l’explication à l’intensité présente, non immédiate, que dit le roman. En une « fusée éclairante », Véronique, la savante du roman, dit à Marianne (où s’entend le nom et l’être de Natacha Michel) : « transmettre nos impressions aux autres, ce n’est plus faire sentir comme au dix-huitième siècle, c’est faire voir. » Oui, mais « faire voir », sans remplacer ni théorie ni pratique politiques, c’est tenir que « les idées » (ce que l’on voit et peut « faire voir ») « seront pour tous ou elles ne seront pas ». Pour faire voir, il faut le temps, une pleine habitation du temps commun. Tous parlent la langue que la littérature, grâce à de la poésie exacte, parallèle et distincte, transposée, fait entendre ; ainsi rend-elle chaque être doué de langage à ses possibles communs. Le débat sur la préciosité n’en est pas un : « la langue de fiction est incomplète ; elle ne tourne pas sur elle-même, ne se prend pas pour cible. (...) Entre la langue et ce qu’elle raconte existe une chicane. Tout écrivain passe par ce zigzag qui fait d’un livre un paradoxe. » (Le Rameau subtil). Or, il se trouve que l’écrivain revient dans la bouche de Marianne, s’agissant de l’explication qui rend son intensité temporelle au paradoxe : « Car expliquer, dit-elle à Mélaine, si tu veux une définition supplémentaire, n’est rien d’autre que traduire : du français au français. Et qu’est-ce qu’un écrivain ? C’est quelqu’un qui écrit un français que les locuteurs ordinaires de cette langue ne comprennent pas et qu’ils doivent apprendre. Les premières pages des livres sublimes en font les frais : c’est du chinois pour toi. Et expliquer, c’est de la traduction simultanée. »
Quelle est la source de l’explication présente, de la présence dans l’explication ? C’est l’amour. Josèphe, avec qui Marianne partage décisivement « une façon d’engager la phrase », demande « sans feindre l’humilité de l’ignorante » : « L’amour, qu’est-ce que c’est ? » Marianne répond « aussi sérieusement » : « c’est ce qui occupe absolument les pensées. Ce qui réclame la présence, la source de ce sentiment n’étant pas distincte de son trajet. Imaginer un fleuve que sa source accompagne. » L’amour fait parler...de lui : il sort dans des phrases pensives, des phrases explicatives, fluviales, syntagmatiques (« syntaxières ») ; en poème, la syntaxe s’offre stases et verticalités relatives, paliers relatifs – un flux n’est pas supprimé, il s’explique aussi (autre descendantalisme). Mais tout amour est amour de quelque chose : il n’est rien en soi, comme la littérature ou le texte. « Le mouvement d’un amour est de maintenir ce début en continuant. C’est une opération différente sur le temps. » Voilà pourquoi explication et plein présent exposent ensemble une idée du temps. Le problème du temps se nomme « l’avenir », cet « étranger » qui « se défigure quand on l’approche ou décampe ». Le présent n’est pas « le chaînon manquant entre passé et futur. » Sa « puissance » lui vient « de lui-même, pourvu qu’il en ait une. » Le présent n’a donc pas de puissance automatique : il doit s’expliquer, et quelqu’un doit s’y exposer en expliquant. A la dernière page du roman, au style indirect libre, le passé est traité d’ « arriéré mental » et la mémoire de « plagiaire ». L’enjeu du « plein présent » (du présent puissant), on l’a dit, n’est pas l’intensité immédiate ; c’est l’être actif et vivant qui anime les phrases communicables dans un temps partagé. Quand l’avenir est ce qu’on espère faute de présent, il se prépare à vieillir ; grâce au plein présent, l’avenir n’est plus seul et, se changeant en « futur ancien », est moins fugitif que puissant, toujours doté d’une « force terrible » dans un présent mûri : « car si le passé est révolu, l’espoir qui l’a escorté survit. Oui, le passé est un parjure, il fait le faux serment de continuer d’exister, n’y parvient pas. Mais subsiste de lui la part d’espérance qui l’a accompagné, qui est la part invincible. Sa part immortelle, désormais sans abri. » Le présent est ce qui immortalise la puissance d’une exposition et d’une explication où l’esprit se met à découvert. Amour et passé se disjoignent comme puissance de continuer et impuissance à continuer ; seul le présent continue et libère, comme le « roman d’amour ». En ce sens, tout roman est roman d’amour et toute poésie est poésie lyrique : des forces de continuer. Mais qu’est-ce au juste que l’explication ? Elle ne nourrit pas la conversation (le dialogue que nous sommes) par « volonté de transparence ». Marianne précise : « cela valait pour les époques de confession, la transparence, celle où le point de vue sur soi changeait, où l’on avait si fort le pressentiment d’un nouveau à venir qu’on faisait l’examen du sien, à l’instar de Rousseau. Donc, nul désir de transparence. Alors, pire, de justification ? Mais de quoi ? Une envie d’expiation ? Allons donc ! Ou alors de cet injustifiable état de vie dans lequel, en dépit de tous les collectifs auxquels on aspire, de tous les « nous » qu’on braque (comme une banque), chacun reste singulier et inexplicable. Si inexplicable que l’explication comme un tonnerre de vagues contre un mur d’un quelconque Atlantique, s’écrasait contre, sans l’ébranler. La part obscure, inaccessible, le pan silencieux de chacun. Ah, disons le mot : « contingent », pensait Marianne. Contingent : « qui a tout moment peut être autre », ou « qui peut être autre qu’il n’est ». » Il y a donc un « injustifiable » que l’explication ne réduit pas, une complication singulière des êtres (complication lyrique et dramatique), qui les contraint à vivre, c’est-à-dire à se présenter et à présenter ensemble ce qui leur est commun dans la contingence problématique. D’où la puissance explicative de la conversation, où chacun s’expose (le roman présente la vie active des esprits, leurs échanges « en chair et en os »). La conversation implique « éclaircissements des mots », « glose », « commentaires », « mimiques » ou « désignations d‘objets qui, ajoutés les uns aux autres comme dans un rebus » finissent « par signifier » ce qu’on veut faire entendre ou voir. « Bref, par expliquer. »
Il n’est pas étonnant que le dialogue ait une telle importance dans le roman selon Natacha Michel. Ce n’est pas du tout qu’il s’identifie au théâtre. C’est que l’échange des paroles détient « le chiffre, le jugement ». Il livre la seule matière de la langue, la matière du monologue extérieur que brassent déjà des cris continués, cris expressifs, expressions criées, entrant dans la langue et nous montrant aussi l’entrée dans la langue : ces onomatopées ou interjections que Plein présent brasse autant que les métaphores extraordinaires et variées (ainsi entre les pages 102 et 106), car les métaphores expliquent la puissance de continuer qui traverse la prose. L’amour est ce qui change un langage en explication présente, contre « l’évasive entente ». Un tel changement fait simplement apparaître la langue qui nous constitue.